Il est indigne de vous d’enterrer ici votre femme, comme si vous aviez honte d’elle !…

– J’en ai honte, en effet.

– Vanborough !

– Attendez, vous n’aurez pas si facilement raison de moi, cher ami. Résumons le passé. Il y a treize ans, je tombe amoureux d’une chanteuse de théâtre et je l’épouse. Mon père est furieux contre moi et me voilà forcé de m’en aller vivre à l’étranger. À l’étranger on ne savait qui était ma femme. Mon père m’a pardonné sur son lit de mort et j’ai dû la ramener dans mon pays. Voilà le commencement de mes regrets. Je trouve à cette heure la carrière ouverte devant moi, mais je suis lié à une personne dont la famille, vous le savez, appartient à ce qu’il y a de plus bas dans la basse classe. Une femme qui n’a pas la moindre distinction dans les manières, pas la plus légère aspiration en dehors de son enfant, de sa cuisine, de son piano et de ses livres. Est-ce la compagne qui peut m’aider à me faire une grande place dans le monde, qui peut m’aplanir le chemin menant à travers les obstacles sociaux et politiques, jusqu’à la Chambre des lords ? Et puis est-ce qu’elle n’a pas la maudite manie de faire des connaissances partout où elle va ? Elle aura bien vite un cercle autour d’elle, si je la laisse plus longtemps dans ce voisinage. Et ces amis se rappelleront qu’avant d’être Mrs Vanborough elle était une chanteuse réputée. Et ces amis verront son vieil escroc de père venir, quand j’aurai le dos tourné et quand il sera ivre, frapper à la porte, pour lui emprunter de l’argent ! Je vous le dis, mon mariage est la ruine de tous mes projets d’avenir. Inutile de me parler des vertus de ma femme. Avec toutes ses vertus elle n’en est pas moins une pierre attachée à mon cou. Ah ! si je n’avais pas été fou, j’aurais attendu pour me marier et j’aurais épousé une femme qui aurait pu m’être utile, une femme ayant de grandes relations…

Mr Kendrew toucha le bras de son hôte et l’interrompit brusquement.

– Venons au fait, dit-il, une femme comme lady Jane Parnell…

Mr Vanborough tressaillit et, pour la première fois, il baissa les yeux sous le regard de son ami.

– Que savez-vous au sujet de lady Jane ? demanda-t-il.

– Rien. Je ne fréquente pas le monde dans lequel vit lady Jane… mais je vais quelquefois à l’Opéra. Je vous ai vu avec elle, hier soir, dans sa loge. On parlait publiquement de vous, comme du mortel favorisé qui avait été distingué par lady Jane. Imaginez-vous ce qui arriverait si votre femme apprenait cela ! Vous avez tort, Vanborough, et vous m’affligez. Je n’avais jamais recherché cette explication, mais maintenant qu’elle est venue, je ne reculerai pas devant elle. Réfléchissez à votre conduite, ou ne me comptez pas plus longtemps au nombre de vos amis. Non, je ne veux plus parler de ce sujet à présent. Nous nous échauffons tous les deux… nous finirions par nous dire des choses qu’il vaut mieux taire. Je vous le dis encore, changeons de conversation. Vous m’avez écrit que vous aviez besoin de moi aujourd’hui, et que vous vouliez me demander mon avis sur une chose importante. De quoi s’agit-il ?

Il y eut un silence.

La physionomie de Mr Vanborough trahissait beaucoup d’embarras.

Il se versa un verre de vin qu’il vida d’un seul trait avant de répondre.

– Il n’est pas aisé pour moi de m’expliquer, dit-il, après le ton que vous avez pris avec moi au sujet de ma femme.

Mr Kendrew parut surpris.

– Mrs Vanborough serait-elle impliquée dans la question ?

– Oui.

– Sait-elle de quoi il s’agit ?

– Non.

– Lui en avez-vous fait un mystère, par considération pour elle ?

– Oui.

– Ai-je quelque droit de donner mon avis ?

– Vous avez les droits d’un vieil ami.

– Alors, pourquoi ne me parlez-vous pas franchement ?

Mr Vanborough hésita de nouveau.

– Tout cela vous sera mieux expliqué, répondit-il, par une tierce personne que j’attends. Cette personne a connaissance de tous les faits, et elle est plus apte que moi à les exposer.

– Quelle est cette tierce personne ?

– Mon ami Delamayn.

– Votre homme de loi ?

– Oui, le plus jeune associé de la maison Delamayn, Hawke et Delamayn. Vous le connaissez ?

– Je le connais. La famille de sa femme était liée avec la mienne, antérieurement à son mariage. Il ne me plaît pas.

– Il est assez difficile de vous plaire aujourd’hui ! Delamayn est un homme en train de s’élever, s’il en fut jamais.