Vous m’avez fait voir qu’on peut avoir connu un homme depuis l’enfance, et n’avoir jamais vu de lui que la surface. Je suis honteux d’avoir été votre ami. Vous êtes un étranger pour moi, à partir de ce moment.
Sur ces mots, il sortit de la pièce.
– Voilà un homme qui a la tête singulièrement chaude, dit Mr Delamayn. Si vous me le permettez, j’ai changé d’idée. J’accepterai maintenant un verre de vin.
Mr Vanborough se leva sans répondre et fit avec impatience le tour de la chambre.
Tout criminel qu’il fût d’intention, il ne l’était pas encore de fait ; la perte du plus vieil ami qu’il eût au monde l’ébranla pour un moment.
– Tout cela est triste, Delamayn, dit-il. Que me conseillez-vous de faire ?
Mr Delamayn secoua la tête et but une gorgée de bordeaux.
– Je me refuse à vous donner un conseil, répondit-il. Je n’accepte pas d’autre responsabilité que celle de vous faire connaître ce que décide la loi, dans le cas où vous êtes placé.
Mr Vanborough reprit sa place à table.
Il réfléchissait encore : devait-il, oui ou non, revendiquer son affranchissement des liens du mariage ?
Le temps jusqu’alors lui avait manqué pour agiter cette grande question dans son esprit.
Durant sa résidence sur le continent, elle ne s’était pas soulevée devant ses yeux, elle n’avait pris naissance que dans les hasards d’une conversation avec Mr Delamayn, dans l’été même de cette année.
Durant quelques minutes, l’homme de loi et le mari demeurèrent face à face, assis en silence, l’un dégustant son vin, l’autre tout à ses pensées.
Cette scène muette fut interrompue par l’apparition d’un domestique dans la salle à manger.
Mr Vanborough leva les yeux sur cet homme avec un soudain emportement de colère.
– Que venez-vous faire ici ?
L’homme était un domestique anglais bien dressé ; en d’autres termes, une machine humaine, accomplissant imperturbablement ses devoirs, une fois qu’elle avait été montée.
Il avait quelque chose à dire et il le dit :
– Une dame est à la porte, monsieur, qui désire voir la maison.
– On ne visite pas la maison à cette heure de la soirée.
La machine avait un message à transmettre et elle le transmit.
– La dame m’a chargé de vous présenter ses excuses. Je dois vous dire qu’elle est très pressée par le temps. Cette maison est la dernière de celles qui se trouvent sur la liste de l’agent de locations, et son cocher, qui est stupide, ne sait pas trouver son chemin dans les quartiers qu’il ne connaît pas.
– Retenez votre langue, et dites à cette dame d’aller au diable !
Mr Delamayn intervint un peu dans l’intérêt de son client, beaucoup dans l’intérêt des convenances.
– Vous attachez quelque importance, je crois, à louer cette maison le plus tôt possible ? dit-il.
– Comme de raison.
– Est-il sage, pour un désagrément momentané, de perdre l’occasion de mettre la main sur un locataire ?
– Sage ou non, c’est un infernal ennui que d’être dérangé par la première folle venue.
– Comme il vous plaira. Cela ne me regarde pas. Tout ce que je veux dire, c’est que dans le cas où vous penseriez à nos convenances personnelles, puisque je suis votre hôte, cette visite ne m’est désagréable en rien.
Le domestique attendait d’un air impassible.
Mr Vanborough s’écria :
– Eh bien, faites entrer. Mais que cette dame y songe ! Si elle entre ici, ce n’est que pour voir les appartements et s’en aller aussitôt. Si elle a des questions à adresser, qu’elle aille chez l’agent.
Mr Delamayn intervint de nouveau ; cette fois dans l’intérêt de la maîtresse de la maison.
– Ne serait-il pas désirable, suggéra-t-il, de consulter Mrs Vanborough avant de prendre une décision ?
– Où est votre maîtresse ?
– Dans le jardin ou dans le parc, je ne suis pas bien sûr, monsieur.
– Nous ne pouvons envoyer à sa recherche par toute la propriété… dites pourtant à la femme de chambre de la prévenir, et faites entrer cette dame.
Le domestique sortit.
Mr Delamayn se servit un second verre de vin.
– Excellent claret, dit-il. Le faites-vous venir directement de Bordeaux ?
Il ne reçut pas de réponse.
Mr Vanborough était retombé dans ses réflexions sur l’alternative qui s’offrait à lui de rompre ou de ne pas rompre son mariage : le coude appuyé sur la table, il se mordait les ongles avec fureur et il murmurait entre ses dents :
– Que dois-je faire ?
Le froufrou d’une robe de soie se fit entendre dans le corridor.
La porte s’ouvrit… et la dame, qui était venue pour visiter la maison, pénétra dans la salle à manger.
4
Elle était grande et élégante ; sa toilette, du meilleur goût, offrait une heureuse combinaison de richesse et de simplicité : un léger voile couvrait son visage, elle le releva et s’excusa de déranger les deux amis, tandis qu’ils dégustaient leur vin, et cela avec l’aisance et la grâce sans affectation d’une femme du meilleur monde.
– Acceptez, je vous prie, mes excuses pour mon indiscrétion ; je suis honteuse de venir ainsi vous importuner. Un regard jeté sur cette pièce me suffira.
Jusqu’alors elle s’était adressée à Mr Delamayn, qui se trouvait placé plus près d’elle ; elle promenait son regard autour de la chambre.
Tout à coup ses yeux tombèrent sur Mr Vanborough.
Elle tressaillit et poussa une exclamation de surprise.
– Vous ! s’écria-t-elle. Juste ciel ! Qui aurait pu penser vous rencontrer ici !
Mr Vanborough, de son côté, était resté comme pétrifié.
– Lady Jane ! s’écria-t-il. Est-ce bien possible ?
C’est à peine s’il osa la regarder en parlant.
Ses yeux erraient, comme ceux d’un coupable, dans la direction du jardin.
La situation était terrible.
Également terrible, si sa femme voyait lady Jane, et si lady Jane découvrait sa femme.
Personne ne se montrait sur la pelouse, et si le hasard était favorable, Vanborough avait encore le temps d’éconduire la visiteuse.
Celle-ci, qui n’avait aucun soupçon de la vérité, lui tendit gaiement la main.
– Je crois au mesmérisme pour la première fois de ma vie, dit-elle ; cela est un exemple de sympathie magnétique, Mr Vanborough. Une amie malade désire une villa toute meublée à Hampstead ; j’entreprends la tâche de lui en trouver une, et le jour que je choisis pour aller à la découverte est celui que vous choisissez, vous, pour aller dîner chez un ami. J’ai vu dix maisons, il n’en reste plus qu’une sur ma liste, et je vous y rencontre. C’est étonnant !
Puis, se tournant vers Mr Delamayn, elle ajouta :
– C’est, je présume, au propriétaire de la maison que j’ai l’avantage de parler ?
Avant que l’un ou l’autre des deux hommes eût eu le temps de répondre un mot, elle s’était tournée vers le jardin.
– Quelle jolie pelouse ! Je vois là-bas une dame. J’espère que ce n’est pas moi qui l’ai fait fuir.
Son regard interrogeait Mr Vanborough.
– La femme de votre ami ? demanda-t-elle.
Cette fois, elle attendit une réponse.
Dans la situation épouvantable où se trouvait Vanborough, quelle réponse pouvait-il faire ?
Non seulement Mrs Vanborough se faisait voir dans le jardin, mais on l’entendait distinctement donner des ordres aux domestiques, d’un ton qui devait faire reconnaître la maîtresse du logis.
Si Vanborough disait : « Ce n’est pas la femme de mon ami », la curiosité féminine allait amener nécessairement cette autre question : « Qui est-elle ? » S’il inventait une explication, cette explication donnerait à sa femme le temps de connaître la présence de lady Jane.
Après avoir envisagé toutes ces difficultés, durant l’espace d’un moment, Mr Vanborough, respirant à peine, prit à l’instant le moyen le plus court et le plus hardi de se tirer d’embarras : il répondit par un signe de tête affirmatif, qui faisait de Mrs Vanborough Mrs Delamayn.
Mais les yeux de l’homme de loi toujours vigilants surprirent ce signe.
Il s’arrêta peu au sentiment naturel d’étonnement que devait lui causer une si grande liberté prise vis-à-vis de lui ; mais il en tira l’inévitable conclusion qu’il se passait quelque chose de mal et qu’il y avait là une intrigue à laquelle il ne devait pas se prêter un seul instant, de peur de s’en rendre complice.
Il s’avança donc, bien résolu à démentir son client en face.
Heureusement, avec sa volubilité ordinaire de paroles, lady Jane l’interrompit, pour ainsi dire, avant qu’il eût ouvert la bouche.
– Puis-je vous adresser une question ? L’exposition est-elle au midi ?… C’est évident… j’aurais dû voir au soleil que c’est le midi. Cette pièce et les deux autres sont les seules composant le rez-de-chaussée ?… Et la maison est tranquille ?… C’est encore évident… Charmante propriété ! Selon toutes les probabilités, elle plaira à mon amie beaucoup plus que toutes celles que j’ai vues jusqu’à présent. Voulez-vous m’accorder jusqu’à demain le droit de préférence ?
Ici elle s’arrêta pour reprendre haleine, et pour la première fois elle donna à Mr Delamayn l’occasion de répondre.
– J’en demande pardon à Votre Seigneurie, dit-il, je ne puis réellement pas…
Mr Vanborough passa vivement derrière lui, et murmurant quelques mots à son oreille, l’arrêta avant qu’il eût pu en dire davantage :
– Pour l’amour du ciel, ne me démentez pas. Ma femme vient ici !
Au même instant, et supposant toujours que Delamayn était le maître de la maison, lady Jane revint à la charge.
– Vous semblez éprouver quelque hésitation, reprit-elle, avez-vous besoin de références ?
Elle sourit d’un air moqueur et appela son ami à son aide.
– Mr Vanborough !
Mr Vanborough, qui se glissait pas à pas pour se rapprocher de la porte-fenêtre, résolu, quoi qu’il arrivât, à empêcher sa femme d’entrer, ne l’avait pas entendue.
Lady Jane le suivit et lui donna sur l’épaule un grand coup de son ombrelle.
À cet instant, Mrs Vanborough apparut sur le seuil de la porte-fenêtre qui s’ouvrait sur le jardin.
– Suis-je importune ? demanda-t-elle en s’adressant à son mari, après avoir arrêté son regard sur lady Jane. Cette dame paraît être pour vous une ancienne amie.
Cela était dit avec un ton de sarcasme nécessairement provoqué par le coup d’ombrelle.
La voix de Mrs Vanborough s’était soudain haussée au ton de la jalousie.
Lady Jane ne fut pas le moins du monde déconcertée.
Elle avait pour elle un triple privilège : celui d’une gracieuse familiarité envers un homme qui la courtisait, son privilège de femme de haut rang et celui de jeune veuve.
Elle salua Mrs Vanborough avec toute la hautaine politesse de la classe à laquelle elle appartenait.
– La maîtresse de la maison, je présume ? dit-elle avec un sourire.
Mrs Vanborough lui rendit froidement ce salut, entra dans la pièce et répondit :
– Oui.
Lady Jane se tourna vers Mr Vanborough.
– Présentez-moi, dit-elle en se soumettant avec résignation aux façons formalistes de la bourgeoisie.
– Lady Jane Parnell, dit-il, passant aussi rapidement que possible sur cette présentation. Permettez-moi de vous conduire à votre voiture, milady, ajouta-t-il en offrant son bras à la jeune veuve. Je me charge de vous faire obtenir le droit de préférence pour la location de la maison.
Mais non !
Lady Jane aimait trop à laisser une impression favorable derrière elle, n’importe où elle allait.
Il entrait dans ses habitudes de se montrer charmante, à l’aide de procédés bien différents pour les personnes des deux sexes. La politique sociale de la haute société, en Angleterre, ne consiste-t-elle pas à savoir se faire bien voir partout ?
Lady Jane refusa donc de quitter la place avant d’avoir triomphé de la glaciale réception de la dame du logis.
– Je dois renouveler mes excuses, dit-elle, pour m’être présentée à une heure aussi mal choisie. Mon indiscrète arrivée semble avoir d’abord dérangé ces messieurs et Mr Vanborough a bien l’air d’un homme qui voudrait me voir à 100 miles d’ici. Quant à votre mari…
Elle s’arrêta et regarda du côté de Mr Delamayn.
– Pardonnez-moi de m’exprimer d’une manière aussi familière.
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