Le dimanche matin, avant la représentation d'une pièce de Tolstoï ou de Rabindranath Tagore, il haranguait sa compagnie. Aux jeunes qui se pressaient, debout, au parterre, il criait d'une voix émue : « Ayez le courage d'être vous-mêmes, mes frères ! » et récoltait des tonnerres d'applaudissements lorsqu'il terminait sur les paroles de Schiller « Embrassez-vous, millions d'hommes ! »
Oscar H. Kroge était fort aimé et considéré à Francfort-sur-le-Mein et partout dans cette région, où l'on s'intéressait aux expériences hardies d'un théâtre intellectuel. Son visage expressif au front haut, buriné de rides, sa crinière clairsemée, grise, et ses yeux bienveillants, intelligents, derrière des lunettes au mince cercle d'or, apparaissaient fréquemment dans les petites revues d'avant-garde, parfois même dans les grands illustrés. H. Kroge faisait partie des pionniers les plus actifs et en vogue de l'expressionnisme dramatique.
Ce fut incontestablement un tort - il ne devait s'en apercevoir que trop tôt — de renoncer à son petit théâtre d'atmosphère francfortois. Le Künstlertheater de Hambourg, dont on lui offrit la direction en 1923, était, il est vrai, plus vaste. Pour ce motif, il accepta l'offre, mais le public hambourgeois se révéla beaucoup moins réceptif à son expérience passionnée et exigeante, que le cercle à la fois routinier et enthousiaste qui suivait fidèlement les spectacles du Théâtre intime de Francfort. Au Künstlertheater de Hambourg, Kroge était forcé, en dehors de pièces qui lui tenaient à cœur, de monter constamment l'Enlèvement des Sabines et la Pension Schiller. Il en souffrait. Chaque vendredi, lorsqu'on établissait le programme de la semaine suivante, une petite dispute éclatait entre lui et M. Schmitz, le directeur commercial de la maison. Schmitz voulait faire jouer les farces et les pièces à succès susceptibles d'attirer une large audience. Kroge insistait pour imposer le répertoire littéraire... La plupart du temps, Schmitz, qui d'ailleurs éprouvait pour Kroge une amitié et une admiration cordiales, devait capituler. Le Künstlertheater restait littéraire - ce qui nuisait à ses recettes.
Kroge se plaignait de l'indifférence de la jeunesse hambourgeoise, en particulier, et du manque d'intellectualité en général, d'un public qui s'était détaché de tout spectacle d'un ordre relevé. « Comme les choses sont allées vite ! constatait-il amèrement. En 1919, on accourait encore voir du Strindberg ou du Wedekind ; en 1926, on ne veut plus que des opérettes », Oscar H. Kroge était exigeant, et d'ailleurs dénué d'esprit prophétique. Se serait-il plaint de l'année 1926, s'il avait pu imaginer à quoi ressemblerait l'année 1936 ? « Rien de bien n'attire plus les gens », grommelait-il encore. Même pour Les Tisserands de Haupmann, hier, la salle était à moitié vide.
« Quoi qu'il en soit, nous faisons à la rigueur nos frais. »
Le Dr Schmitz s'efforçait de consoler son ami. Les rides soucieuses du visage débonnaire et puérilement vieillot de Kroge, un visage de matou, l'affligeaient, bien que pour sa part il eût tous les motifs de se faire du souci, et que déjà ses joues replètes et roses fussent ravinées de rides.
« Mais comment ! » Kroge refusait toute consolation. « Mais comment les faisons-nous, nos frais ? Nous sommes obligés d'engager des artistes célèbres de Berlin - comme ce soir - pour que les Hambourgeois se dérangent. »
Hedda von Herzfeld - la vieille collaboratrice et amie de Kroge, qui déjà à Francfort avait été attachée au théâtre et actrice de sa troupe, fit observer : « Voilà que tu vois encore tout en noir, Oscar ! Après tout, il n'y a rien de honteux à avoir ici Dora Martin en tournée - elle est merveilleuse - et d'ailleurs nos Hambourgeois viennent aussi, quand Hofgen joue. »
En prononçant le nom d'Höfgen, Mme von Herzfeld eut un sourire tendre et avisé. Sur son grand visage mat poudré, au nez charnu, aux grand yeux mordorés mélancoliques et intelligents, passa une lueur timide.
Kroge grogna : « Höfgen est trop payé.
—La Martin aussi, d'ailleurs, ajouta Schmitz. Concédons qu'elle a un charme infiniment captivant, mais un cachet de 1 000 marks par soirée, c'est tout de même un peu fort !
— Exigences de star berlinoise », ironisa Hedda. Elle n'avait jamais eu affaire à Berlin et déclarait mépriser le trafic de la capitale.
« 1 000 marks par mois pour Hôfgen, c'est également exagéré, affirma Kroge, soudain irrité. Depuis quand, au fond, en reçoit-il 1000 ? demanda-t-il d'un air provocant à Schmitz. Il touchait toujours un fixe de 800, et c'était grandement assez.
—Qu'y pouvais-je ? » Schmitz s'excusa. « Il a fait un saut chez moi, au bureau, et il s'est assis sur mes genoux ! »
Mme von Herzfeld constata avec amusement que Schmitz rougissait un peu en faisant son récit. « Il m'a chatouillé le menton en répétant sans arrêt : "Il faut 1 000 balles, 1 000, mon petit directeur. C'est un si beau chiffre rond." Qu'y pouvais-je, Kroge ? Dites vous-même ? »
Höfgen avait l'habitude astucieuse de faire irruption comme une petite rafale exaspérante dans le bureau de Schmitz, quand il voulait une avance ou une augmentation.
1 comment