Impassible, d'une gravité menaçante, il servait du cognac, de la bière et des viandes froides que personne ne payait.

Tous parlaient de Dora Martin, chacun avait sa propre opinion, quant au niveau de sa performance. Sur le seul fait qu'elle gagnait décidément trop d'argent, l'unanimité se faisait.

Mlle Motz déclara : « Cette exploitation par les vedettes est en train de perdre le théâtre allemand » et son ami Petersen approuva d'un air farouche, en hochant la tête. Petersen jouait les pères nobles et caressait l'ambition d'accéder aux rôles héroïques. Il préférait les rois ou les nobles vieux sabreurs, dans des pièces historiques. Par malheur il était un peu trop petit et gros pour ces rôles — ce qu'il cherchait à compenser par un maintien raide et agressif. Une barbe grise de marinier se serait accordée avec son visage qui offrait l'expression d'une fausse loyauté ; mais en l'absence de cette barbe, sa figure semblait un peu blafarde, avec la longue lèvre supérieure rasée et les yeux très bleus, expressifs et pétillants, mais trop petits. Mlle Motz l'aimait plus que la réciproque n'était vraie -, tout le monde le savait. Comme il avait hoché la tête, elle se tourna directement vers lui, pour dire sur un ton intime et significatif : « N'est-ce pas, Petersen, nous avons souvent parlé ensemble de cette mauvaise gestion ? » II confirma loyalement : « Bien sûr, ma femme » et cligna de l'œil vers Rachel Mohrenwitz, qui était maquillée en jeune fille perverse et démoniaque, avec des accroche-cœur noirs rejoignant ses sourcils rasés, et un grand monocle cerclé de noir, dans un visage d'ailleurs enfantin, joufflu et point encore formé.

« A Berlin, les minauderies de la Martin font peut-être de l'effet, déclara péremptoirement Mlle Motz, mais nous autres, elle ne peut pas nous en mettre plein la vue, pas à nous, nous sommes tous de vieux renards de théâtre. » Elle regarda autour d'elle, quêtant l'approbation. Elle avait pour emploi les duègnes comiques, parfois, il lui était permis de jouer aussi les femmes du monde mûres. Elle riait volontiers, beaucoup et haut, creusant ainsi des rides profondes aux commissures de sa bouche à l'intérieur de laquelle scintillait de l'or. En cet instant, elle avait pris du reste une mine digne, grave et presque irritée.

Rachel Mohrenwitz dit, tout en jouant d'un air altier avec la longue pointe de son fume-cigarette : « Nul ne peut finalement contester que la Martin, d'une façon ou d'une autre, est une personnalité extrêmement forte. Quoi qu'elle fasse sur scène, elle a toujours une présence intense, inouïe... vous comprenez ce que j'entends par là... »

Tout le monde comprenait. Mais Mlle Motz secoua la tête d'un air désapprobateur, tandis que la petite Angélique Siebert déclarait de sa voix haute et timide : « J'admire Dora Martin. Il émane d'elle une force magique, je trouve... » Elle rougit beaucoup d'avoir proféré une phrase aussi longue et audacieuse. Tous la regardèrent avec un certain attendrissement. La petite Siebert était charmante. Sa tête menue aux cheveux blonds, coupés court, avec une raie à gauche, ressemblait à celle d'un gamin de treize ans. Sa myopie ne diminuait en rien l'attrait de ses yeux clairs et innocents. Certains trouvaient que précisément sa façon de plisser les paupières quand elle regardait lui donnait un charme particulier.

« Voilà notre petiote qui s'emballe de nouveau », dit le beau Rolf Bonetti et il rit un peu trop haut. Il était celui des membres de la troupe qui recevait le plus de lettres d'amour du public ; d'où son expression fière, presque excédée à force d'être blasée. Toutefois, avec la petite Angélique, c'était lui qui faisait des avances. Depuis assez longtemps déjà, il tournait autour d'elle. Sur scène, il avait souvent le privilège de la tenir dans ses bras, selon les exigences de ses rôles. Par ailleurs, elle restait prude. Avec une singulière obstination, elle ne prodiguait ses marques de tendresse que là où elle n'avait pas le moindre espoir qu'on y répondît ou même qu'on les souhaitât. Touchante et désirable, elle semblait faite pour être très aimée et très gâtée ; mais l'étrange entêtement de son cœur la rendait insensible et railleuse devant les impétueuses protestations de Rolf Bonetti, et la faisait pleurer amèrement sur le mépris glacial qu'Hendrik Höfgen affichait à son égard.

Rolf Bonetti dit en connaisseur : « Quoi qu'il en soit, comme femme, il ne saurait être question de cette Martin - une androgyne inquiétante -, elle doit sûrement avoir dans les veines quelque chose comme du sang de poisson.

— Je la trouve belle, dit Angélique, d'une voix basse mais décidée. Elle est la plus belle des femmes, je trouve. »

Déjà les larmes lui montaient aux yeux. Angélique pleurait souvent, même sans motif particulier. Rêveuse, elle ajouta encore : « C'est curieux, je sens une mystérieuse ressemblance entre Dora Martin et Hendrik... » Ces mots excitèrent l'étonnement général.

« La Martin est juive », déclara brusquement le jeune Hans Miklas.