Au contraire, elle laissait le strabisme rêveur des yeux verdâtres exercer leur effet énigmatique et charmant.
« A quoi pensez-vous, Hendrik ? », demanda Hedda von Herzfeld, après un long silence, d'une voix fervente, assourdie.
Tout aussi doucement, Höfgen répondit : « Je pense... que Dora Martin n'a pas raison... » Hedda le laissa parler dans les ténèbres, par-dessus ses mains jointes, sans interroger, ni contredire. « Je ne donnerai jamais la preuve de mon talent, gémit-il dans la pénombre. Je n'ai rien à prouver. Jamais je ne serai de premier ordre. Je suis un provincial. » Il se tut, serra les lèvres, comme effrayé lui-même par ses constatations et les aveux que cette heure étrange lui arrachait.
« Et ensuite, demanda Mme von Herzfeld avec un doux reproche. Vous ne pensez pas plus loin ? Rien qu'à cela ? » Comme il restait muet, elle songea : « Oui, c'est sans doute sa seule préoccupation réelle. Ce qu'il disait tantôt du théâtre politique et son enthousiasme pour la révolution, n'étaient donc qu'une comédie, cela aussi ? » Cette découverte la déçut profondément, mais, par un phénomène singulier, elle se sentit apaisée.
Il laissa chatoyer mystérieusement son regard. Il n'avait rien à répondre.
« Ne remarquez-vous donc pas comment vous tourmentez la petite Angélique ? demanda la femme assise à son côté. Ne sentez-vous donc pas que vous... pouvez faire souffrir d'autres que vous ? Il faut bien que, quelque part, vous soyez forcé de payer pour tout cela. » Elle ne détachait pas de lui ses yeux plaintifs et scrutateurs : « Il faut pourtant que vous expiiez - et que vous aimiez - quelque part. »
A présent, elle regrettait ses paroles. Elle avait nettement exagéré, elle s'était laissée aller. Elle éloigna vivement son visage du sien. A sa surprise, il ne la punit d'aucun ricanement méchant, d'aucun mot sarcastique. Au contraire, son regard, louche, diapré de reflets et fixe, restait tourné vers les ténèbres, comme s'il y cherchait une réponse à sa quête urgente, l'apaisement de ses doutes et l'image d'un avenir dont le sens véritable était de le rendre grand.
II
La leçon de danse
Hendrik avait fixé pour le lendemain, à 9 heures et demie, l'heure de la répétition. Ponctuellement, dans la mesure où elle participait au spectacle de l'Eveil du printemps, la troupe se réunit, en partie sur le plateau où soufflait un courant d'air, en partie à l'orchestre parcimonieusement éclairé. Après environ une demi-heure d'attente, Mme von Herzfeld se décida à aller chercher Höfgen à son bureau où depuis 9 heures il s'entretenait avec les directeurs Schmitz et Kroge.
Dès qu'il fit son entrée, tout le monde s'aperçut qu'il se trouvait ce jour-là d'humeur massacrante - le radieux causeur de la soirée précédente était méconnaissable. Les épaules remontées par un tic nerveux, les mains dans les poches, il traversa en hâte le parterre et demanda, d'une voix presque sans timbre à force d'exaspération, un exemplaire du texte. « J'ai laissé le mien à la maison. » Son ton amer semblait adresser à toutes les personnes présentes un reproche léger mais intense, parce que lui, Hendrik, avait été oublieux et distrait en quittant son logis. « Et maintenant, vous permettez ? » Il trouvait moyen de parler d'une voix à la fois très sourde et très tranchante. « Personne n'aurait un petit cahier pour moi ? »
La jeune Angélique lui tendit le sien. « Je n'en ai plus besoin, dit-elle en rougissant. Je connais mon texte. » Au lieu de la remercier, Hendrik répliqua sèchement : « Je l'espère bien ! » et se détourna.
Au-dessus de l'écharpe de soie rouge, qu'il portait en guise de chemise - ou qui peut-être dissimulait sa chemise, s'il en portait une -, son visage semblait particulièrement blafard. L'un de ses yeux lançait, de sous une paupière à moitié baissée, des regards dédaigneux et méchants ; devant l'autre, étincelait le monocle. Quand, d'une voix soudaine très claire, pénétrante et un peu vibrante, une voix de commandement, il s'écria : « Commençons, mesdames et messieurs ! », tout le monde frémit.
Il tourna en rond dans la salle, pendant qu'on travaillait sur le plateau. Il laissa Miklas, à qui son propre rôle donnait très peu à faire, camper le personnage de Moritz Stiefel - rôle qu'il s'était réservé pour lui-même. On put voir là une rosserie particulière, car le pauvre Miklas eût volontiers donné sa vie pour jouer Moritz. Par ailleurs, Hôfgen semblait, avec une hauteur provocante, insinuer à ses collègues qu'il n'avait nullement besoin, pour sa part, de répéter ou de se préparer à l'avance ; il était le metteur en scène, il dominait l'ensemble, de haut ; il avait autant de métier que de génie, et s'acquittait de son propre rôle, accessoirement. Ce n'est qu'à la répétition générale qu'on pourrait voir et entendre comment Moritz Stiefel, le sombre lycéen, l'amoureux désespéré, le suicidaire, devait être joué et compris.
En revanche, il leur montra, dès à présent, ce qu'on pouvait faire de la jeune fille Wendla, du gamin Melchior, de la maternelle Mme Gabor. Hendrik bondit sur le plateau, avec une agilité surprenante, et en vérité il se métamorphosa tour à tour en une frêle jeune fille errant au jardin à l'aube, et qui voudrait embrasser le monde entier en pensant à son bien-aimé ; il fut le gamin avide de la vie et fier ; la mère sage et soucieuse.
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