Pour se réchauffer et gagner du temps, il faisait de grands pas qui tendaient à dégénérer en sauts et en bonds assez bizarres. Nombre de passants suivirent des yeux ce jeune homme singulier, avec un sourire ou avec réprobation. Dans ses chaussures légères et originales, il se mouvait avec une agilité qui offrait un caractère à moitié dément, à moitié divin. D'ailleurs, non seulement il procédait par bonds, mais il chantait, tour à tour, des mélodies de Mozart et des rengaines d'opérette. Tout en courant, il accompagnait son fredonnement et ses bonds, de force gestes insolites. En ce moment, il jouait à la balle avec un bouquet de violettes qu'il avait trouvé fixé à la boutonnière supérieure de son manteau - cadeau d'une admiratrice de la troupe, sans doute ; ce tendre présent devait venir de la petite Angélique.
Hendrik pensa à l'aimable et myope créature, tandis que, chantant et bondissant, il provoquait en pleine rue l'amusement et l'exaspération des passants. Ne remarquait-il pas qu'une dame de la bourgeoisie poussait sa voisine du coude, en chuchotant « Ce doit être quelqu'un du théâtre ? » A quoi l'autre répondit en pouffant de rire : « Bien sûr - c'est le type qui joue toujours au Künstlertheater - ce Höfgen. Voyez donc, très chère, les mouvements comiques qu'il fait et comment il ne cesse de bredouiller quelque chose ! » Toutes deux se prirent à rire, et, de l'autre côté de la rue, quelques adolescents firent chorus. Mais Hendrik - bien qu'habitué par vanité, et aussi professionnellement, à observer et à enregistrer les réactions des gens à ses moindres gestes - ne remarqua cette fois ni les dames ni les lycéens. Sa course ailée dans le froid et l'avant-goût des retrouvailles avec Juliette l'avaient jeté dans un état de légère ivresse. Combien rarement à présent, ces états d'âme enthousiastes étaient son lot ! Autrefois - eh oui, autrefois - il était ainsi, bien souvent, peut-être presque toujours, soulevé par des ailes intérieures, et oublieux de soi. Quand à vingt ans, il tenait les rôles de pères et de héros mûrs, à la Wanderbühne, il avait connu des jours joyeux. A cette époque, son exubérance, son plaisir de jouer l'emportaient sur son ambition. Il y avait longtemps de cela, encore que peut-être pas si infiniment longtemps qu'il lui semblait à présent ? Avait-il vraiment tant changé ? N'était-il pas toujours exubérant, avide de jouer ? A présent aussi, en cette heure faste, il oubliait toute ambition. Si en ce moment les notions d'avenir, de la grande carrière à faire s'étaient présentées à son esprit, il n'aurait pu qu'en rire. Pour l'instant, il savait seulement que l'atmosphère était fraîche, traversée de soleil, et que lui-même était jeune encore ; en outre, qu'il courait, que son écharpe flottait au vent, et que bientôt, il serait auprès de sa maîtresse.
Sa belle humeur le rendit bienveillant, par exemple, à l'égard d'Angélique qu'il humiliait et froissait si souvent. A présent, il pensait à elle, presque avec tendresse. « Une chère enfant, une très chère enfant, ce soir je lui ferai un petit cadeau, pour qu'elle aussi ait une fois motif de se réjouir. Ne pourrait-on pas vivre avec Angélique ? Oui, on aurait la vie commode - beaucoup plus commode qu'avec ma Juliette. » Malgré toute la bienveillance que lui inspirait cet instant, il ne put s'empêcher de rire sous cape, d'un rire ironique, en comparant Angélique et Juliette - la pauvre petite Siebert et la grande Juliette qui, d'une façon terrible et précise, était la femme qu'il lui fallait. Il demanda en pensée pardon à Juliette de ce crime, et se trouva enfin devant la porte de sa demeure.
La villa à l'ancienne mode, dont il occupait une chambre au rez-de-chaussée, s'élevait dans une de ces rues tranquilles qui, trente ans auparavant, faisaient partie des plus élégantes de la ville. Avec l'inflation, la plupart des habitants de ce quartier résidentiel s'étaient appauvris. Leurs villas ornées de créneaux et de pignons nombreux avaient déjà l'air bien décrépies - abandonnées, comme les grands jardins qui les entouraient. Mme Mönkeberg, elle aussi, la veuve d'un consul, à qui Hendrik payait tous les mois 40 marks pour une chambre spacieuse, se trouvait dans des conditions difficiles. Elle était néanmoins restée une vieille dame fière, irréprochable, qui portait avec dignité ses étranges toilettes à manches gigot et à draperies de dentelle. Sur sa chevelure lisse, jamais un cheveu follet n'osait dépasser l'alignement et autour de ses lèvres minces se jouaient de petites rides, ironiques mais non amères. La veuve Mönkeberg voyait les choses d'assez haut pour ne pas être choquée par les excentricités et autres anomalies de son locataire mais discerner plutôt leur côté comique. Dans le cercle de ses amies - vieilles dames d'une distinction analogue, de même pauvreté et presque de même apparence -, elle avait l'habitude de raconter, avec un humour à froid, les extravagances de son sous-locataire. « Parfois, il monte l'escalier à cloche-pied, disait-elle avec un sourire presque mélancolique, et quand il va se promener, il s'assied tout à coup sur le trottoir - oui, figurez-vous, sur le pavé sale - parce qu'il craint de trébucher et de tomber. » Tandis que toutes les dames secouaient leurs têtes grises et, mi-choquées, mi-amusées, faisaient froufrouter leurs mantilles, la veuve du consul ajoutait, conciliante : « Que voulez-vous, mes chères ? Un artiste... Peut-être un artiste remarquable », disait la vieille patricienne et elle agitait ses doigts blancs et décharnés - qui depuis dix ans ne portaient plus de bagues - sur la nappe en dentelle jaunie de sa table à thé.
Hendrik se sentait mal à l'aise en présence de Mme Mönkeberg, son origine distinguée et son passé l'intimidaient. Il ne lui fut donc pas agréable de rencontrer la si fine vieille dame dans le vestibule, après avoir justement fait claquer la porte avec tant de bruit.
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