Ce petit d au milieu du nom qu'il s'était choisi était pour lui une lettre d'une importance toute spéciale, magique. Lorsqu'il aurait obtenu que tout le monde, sans exception, le reconnût pour « Hendrik », - il serait au but, un homme arrivé.
Tel était le rôle prépondérant que, dans les ambitieuses pensées d'Hendrik Höfgen, jouait le nom. Plus qu'une désignation personnelle, c'était devenu un devoir et une obligation. Néanmoins, il tolérait à présent que de son coin sombre, Juliette l'apostrophât sur un ton menaçant, en lui jetant ce Heinz abhorré, qu'il avait dépouillé.
Il obéit à ses deux injonctions : tourna le commutateur, en sorte que soudain une clarté crue l'aveugla, et fit ensuite, le front toujours courbé, quelques pas vers Juliette. A un mètre de distance, il s'arrêta, mais cette trêve non plus ne lui fut pas accordée. Elle murmura avec une amabilité rauque et fort inquiétante, tout en serrant les dents : « Approche donc, plus près, mon garçon ! »
Comme il ne bougeait pas, elle l'attira, comme un chien qu'on fait venir par des accents câlins, pour le punir ensuite avec encore plus de cruauté. « Plus près, mon mignon. Tout près. N'aie pas peur. » Il restait toujours immobile, le visage penché. Ses épaules et ses bras pendaient, flasques, en avant ; autour de ses tempes et de ses sourcils apparut un trait douloureux, tendu, ses narines dilatées humèrent un parfum pénétrant, douceâtre et vulgaire, qui se mêlait de la façon la plus excitante et suppliciante à une autre odeur, plus sauvage, mais nullement suave - les effluves d'un corps.
Comme sa posture douloureuse et noble finissait par ennuyer et irriter la fille, elle lui lança enfin, d'une voix courroucée qui sembla un brûlant rugissement venu de la forêt vierge : « Ne reste donc pas là comme si tu avais fait dans tes culottes. Lève la tête, mon garçon. » Plus majestueusement, elle ajouta : « Regarde-moi en face. »
Il leva lentement la tête tandis que le trait douloureux s'accusait autour de ses tempes. Dans son visage blême, ses yeux bleu-vert s'écarquillèrent - de joie ou de terreur. Muet, il contemplait fixement la princesse Tébab, sa Vénus noire.
Elle n'était négresse que par sa mère - son père avait été un ingénieur de Hambourg, mais la race noire l'avait emporté sur la blanche. Elle n'avait pas l'air d'une mulâtresse mais presque d'une « pur-sang ». Son épiderme rude, craquelé par endroits était d'un brun foncé, et en certaines parties - par exemple, sur son front bas, bombé, et sur les dos étroits, nerveux des mains - presque noir. La nature n'avait teinté de couleur plus claire que ses paumes, tandis qu'elle-même, au moyen d'une couche de fard, modifiait volontairement la teinte de ses joues. Sur les pommettes fortes, aux formes brutales, s'étalait une couche de rouge clair, artificiel, comme un reflet fiévreux. Le pourtour des yeux aussi était travaillé au cosmétique ; les sourcils rasés, remplacés par de minces traits de khôl ; les cils allongés artificiellement ; les ombres sur la paupière supérieure et en remontant jusqu'aux étroits sourcils, accusées avec du rouge-bleu. En revanche, elle laissait à ses lèvres lippues leur couleur naturelle. Au-dessus de la denture éblouissante qu'elle découvrait en riant comme en injuriant, elles semblaient rugueuses, comme la chair des mains et du cou, et d'un violet foncé, en contraste violent avec le rouge sain des gencives et de la langue. Dans son visage où dominaient les yeux mobiles, cruels et intelligents et la denture étincelante, on ne remarquait pas, au début, le nez dont on découvrait seulement en l'examinant de plus près, combien il était camus et aplati. Ce nez semblait, en fait, inexistant ; il ne faisait pas l'effet d'une protubérance dans ce masque sauvage et empreint d'une attraction nerveuse, mais plutôt d'un creux. Pour la tête si barbare de Juliette, on aurait souhaité, comme fond de tableau, un paysage de forêt vierge, au lieu de cette chambre bourgeoise avec ses meubles de peluche, ses bibelots et ses abat-jour de soie. D'ailleurs, non seulement le décor sur lequel cette tête se détachait semblait décevant, mais aussi le couronnement de la tête elle-même : la chevelure. Ce n'était nullement la crinière noire, crépue, qu'on eût trouvée accordée à ce front, à ces lèvres. Elle surprenait plutôt par son caractère lisse et une teinture d'un blond mat. La coiffure était simple avec une raie médiane. La dame sombre se plaisait à affirmer que ses cheveux avaient toujours été ainsi et que jamais elle n'y avait rien changé. Leur couleur et leur nature, elle les tenait, disait-elle, de son père, l'ingénieur Martens de Hambourg.
Qu'un homme de ce nom et de cette profession eût été son père, la chose semblait établie ou du moins nul ne la contestait. Au demeurant, Martens était mort depuis des années.
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