Il murmura : « Délicieux », et comme ses émois, volontiers, avaient l’ironie classique :
– Hic sunt prœmia laudi, fit-il. J’aurai donné à cette maison les trente plus belles années de ma vie pour en venir à ce résultat de me faire dire : « Prenez la porte. »
– Pardon ! rectifia M. Nègre ; je ne vous dis pas : « Prenez la porte », je vous dis : « Vous pouvez la prendre. » Ce n’est pas du tout la même chose. Quant à vos allusions discrètes à la façon dont vos mérites auraient été récompensés, je vous ferai humblement remarquer que vous avez huit mille francs d’appointements et la croix de la Légion d’honneur. Disons des choses sérieuses, n’est-ce pas ; soyons justes avec la vie et n’usons de la mise en demeure qu’avec une extrême réserve, car il est de ces caractères qui ne sauraient s’en accommoder. Voilà.
Ainsi parla le Directeur qui, dans le même temps, changea de ton et de visage. On ne saurait assez dire, vraiment, à quel point c’était un homme sans méchanceté. Pris de remords devant le faciès effaré de M. de La Hourmerie, il s’adoucit, comme la veille ; toute sa mauvaise humeur tomba, glissée à la gouaillerie d’une amicale querelle.
– Vous me terrifiez, aussi, avec vos demandes de renvoi. Hier, c’était M. Letondu ; aujourd’hui, c’est M. Lahrier ; quelle est cette fièvre d’expulsion ? Je ne veux renvoyer personne, cher ami ; M. Lahrier moins que tout autre ; mettez-vous bien ça dans la tête. Lahrier est, de toute cette maison (avec vous, naturellement), celui auquel je tiens le plus. Songez donc qu’au bout de cinq ans j’en suis à attendre de lui l’ombre d’une revendication, l’exposé du moindre grief !… Il viendrait me dire : « J’ai droit à une augmentation, on ne me la donne pas, je la réclame », je n’aurais qu’à lui tirer mon chapeau, c’est bien simple ; car enfin voilà des siècles qu’il devrait être rédacteur !… Mais non, c’est une fleur, ce garçon ; humble, il se complaît en son ombre comme une violette en sa mousse ; satisfait de sa médiocrité, à ce point soucieux de mon repos qu’il va jusqu’à lui sacrifier ses intérêts personnels !
Au songé d’une telle grandeur d’âme, des pleurs, des pleurs véritables, humectaient son éloquence. Sa gratitude déborda dans un mot, qu’il répéta par deux fois :
– Le pauvre enfant ! Le pauvre enfant !
Après quoi :
– Oh ! s’exclama-t-il, que ne suis-je poète lyrique ! M’accompagnant d’un luth aux cordes bien tendues, en des vers dignes de celui qui me les aurait inspirés, je célébrerais ses mérites, et la noblesse de son cœur, et son fier désintéressement, et ses vertus au-dessus de tout éloge ! Pour glorifier son souvenir, que n’ai-je ton art infini, Banville, chantre aimé des dieux ! pour porter aux peuplades lointaines son nom cher à ma reconnaissance, que n’ai-je, petit oiseau, tes ailes !… Et cet homme qui, seul entre tous, a respecté ma noire détresse, je l’irais chasser comme un laquais ?
– Pourtant…
– Je l’irais flanquer à la porte parce qu’un jour, en son bureau, il a embrassé une femme qui était peut-être sa sœur ?
La Hourmerie bondit :
– Sa sœur ?… Il ne manquerait plus que ça, par exemple !
Mais entêté de surdité, le Directeur passa outre.
– Jamais !… N’y comptez pas !… Jamais !
Il le hurla, ce « jamais », les doigts allongés dans le vide, avec l’ample geste tragique d’un conspirateur d’opéra qui jure la mort du tyran. Aussi bien eût-il voulu, homme, consommer une telle félonie, il se fût buté, fonctionnaire, au veto de sa conscience lui rappelant qu’il avait des devoirs, dont le premier était de conserver à l’État un serviteur dévoué et assidu, et cet argument qu’il lâcha avec une calme impudeur eut pour effet de soulever, chez M. de La Hourmerie, des bouillonnements de bon sens suffoqué. M. Nègre, jouant l’étonnement, reprit le thème et le développa ; de La Hourmerie, hors de lui, riposta en clameurs stridentes de jeune cochon qu’on égorge.
– Dévoué ! Assidu !… Qui donc ? C’est pour Lahrier que vous dites ça ?
– Dame !
– Ah bien, elle est un peu raide !… Un employé qui ne vient jamais !
– Mais si.
– … ou qui vient à deux heures, les jours où il daigne venir !
– Mais non.
– À deux heures, je vous dis.
– À deux heures ?
– Quand ce n’est pas à trois.
– Et après ?
– Comment, et après ?
– Oui, après ? Son service est au courant, n’est-ce pas ?
Un temps savamment observé :
– Parbleu ! dit de La Hourmerie, il le fait faire par un autre.
Il ricana, ayant gardé le trait pour la fin, et dans un malin clignement d’œil qui rendait un hommage discret à sa finesse, il se révéla enchanté, très fier d’avoir trouvé ça. Malheureusement M. Nègre n’était pas homme à capituler pour si peu. Avec une souplesse d’acrobate qui enfourche au passage une pouliche échappée, il saisit le mot à la crinière, s’enleva dessus, d’un coup de jarret, hop !
– Par un autre ?… Et pardieu, c’est bien ce qui fait de lui le plus précieux de nos employés !… Comment, vous ne comprenez pas ça ? Cette évidence vous échappe, que tenant d’autant plus à sa place qu’il a moins de peine à la remplir, il fera tout pour la garder par cela seul qu’il fait tout pour la perdre ?… que l’excessif même de ses torts nous est le garant assuré des prodiges qu’il accomplira pour acheter leur impunité, et que plus il mettra l’opiniâtreté à ne pas s’acquitter de sa tâche, plus il déploiera d’énergie à s’en décharger sur les autres et à stimuler leur ardeur ?… Raisonnons. Lahrier gagne ici deux mille quatre cents francs par an, qui lui coûtent juste, en gros et en détail, la peine de se baisser pour les prendre : de l’argent trouvé, autant dire. Et cet argent, il irait, l’insensé, s’exposer bêtement à le perdre ? Allons donc ! L’invraisemblance d’une telle hypothèse crèverait les yeux à un enfant de dix-huit mois, et il faut, pour que vous-même vous n’en soyez pas aveuglé, qu’un furieux amour vous possède, du sophisme et du paradoxe.
– Paradoxe ! fit l’autre ; paradoxe !… Je fais du paradoxe, moi ?
C’en était trop. Il était dépassé. D’un grand geste désespéré il abandonna la partie, s’en tenant dès lors à d’ironiques petits rires où ses nerfs tâchaient à se détendre, tandis que M. Nègre, implacable, poursuivait, répétait : « Eh oui !… vous en faites comme M. Jourdain faisait de la prose : sans le savoir. Que voulez-vous ; vous êtes une nature compliquée. » Il clôtura la discussion d’un « Fort bien » qui puait le fiel à plein nez, et il gagna la sortie sans reparler autrement de démissionner, d’ailleurs. Toutefois, la main sur le bouton de la porte :
– Je m’incline devant une volonté supérieure, mais de cet instant, déclara-t-il avec une solennité âpre, tout est fini entre M. Lahrier et moi. Cet employé me devient un étranger et je m’en désintéresse complètement, avec le seul espoir qu’il poussera la bonne grâce jusqu’à ne pas préférer mon cabinet au sien pour y consommer ses turpitudes et y donner de galants rendez-vous. C’est tout ce que j’exige de lui. À cette restriction près, il fera précisément tout ce qui lui conviendra de faire : je le dispense de toute obéissance, de toute présence et de tout travail. Puisse l’État n’avoir pas à payer trop chèrement les conséquences d’une situation que je n’ai point créée et dont ne saurait m’incomber la responsabilité pesante. Je suis votre humble serviteur.
Un mois passa, au cours duquel le détraquement de Letondu ne fit que croître et embellir.
Letondu, à vrai dire, venait encore à l’Administration ; il y venait même régulièrement. Mais, arrivé à l’heure précise, il s’enfermait en son bureau, s’y verrouillait à double tour et y demeurait de longues heures sans que l’on pût savoir ce qu’il y fabriquait. Des collègues l’ayant mouchardé par le cercle élargi du trou de la serrure, donnaient de vagues éclaircissements : les uns disaient l’avoir vu immobile, les jambes en branches de compas, plongé dans la contemplation d’un vieux planisphère en loques qui décorait lugubrement une des murailles de sa pièce ; d’autres l’auraient surpris exécutant dans la diagonale du bureau des allées et venues de bête en cage, les mains aux reins, et déchaussé !… En fait, on ne savait pas grand-chose. De temps à autre, simplement, des éclats de voix filtraient à travers la cloison : des soliloques où grondaient des colères, des paroles de revanche, de tragiques représailles, d’aubes prochaines qui saignaient déjà à l’horizon en roseurs de bon augure. C’était ensuite, pendant des temps interminables, le silence à l’affreux cortège, semeur d’anxiétés, troubleur d’âmes, qui fait apparaître les gens sur les seuils des portes entrouvertes et se questionner de loin, à la muette, avec des regards qui implorent et des fronts qu’embrume le souci d’une préoccupation commune.
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