Il ne pouvait plus le voir en face, l’abreuvait de mauvais procédés ; affectant, par exemple, pour l’avoir contemplé un quart de minute, l’impérieuse obligation de mettre le mouchoir sur la bouche afin de réprimer des nausées. La veille encore il l’avait, sans qu’on sût pourquoi, accusé de sentir le beurre, ce qui avait humilié Soupe au-delà de toute expression et l’avait fait s’exclamer douloureusement ahuri :
– Le beurre !… Le beurre !… Voilà que je sens le beurre, à présent !…
Un instant, Lahrier fut rêveur. Il balançait, point fixé sur le mode de fumisterie dont il convenait qu’il régalât le sommeil de son collègue (un filet d’eau dans le cou, peut-être, ou mieux un appel strident d’une trompette de marchand de robinets qu’il avait achetée à la foire aux jambons quelques jours auparavant), quand soudain la vision lui passa par l’esprit, d’une mystification énorme, d’une blague géniale bien faite pour achever de liquéfier l’intellect déjà pas trop solide du père Soupe.
La belle trouvaille !
Il s’en récompensa d’un hochement de tête louangeur, et, pour ne point retarder plus longtemps son plaisir, il feignit d’être pris du rhume ; trois « hum ! » sonores tombèrent dans le silence, tels, derrière le rideau baissé, les trois coups de l’avertisseur donnant le signal de la farce.
Le vieux, qui n’avait pas bougé, souleva pesamment ses paupières et amena sur le tousseur les yeux trempés d’humidité d’une alose qui écoute jouer de l’accordéon. Le sommeil l’empêtrait encore qu’un ébahissement le secouait : Lahrier lui demandait, très gentil, si ce petit somme lui avait été profitable, et la nouveauté d’un tel procédé lui jetait au visage une potée d’eau fraîche. D’abord hébété, il se répandit vite en actions de grâces ; très heureux, tremblant d’émotion au supposé d’une réconciliation dont il avait désespéré. Et, lâché comme un jeune cheval, il se lança dans des éclaircissements :
– Très profitable, vous êtes bien aimable, merci. Ah ! c’est que mon sommeil, voyez-vous, c’est la moitié de ma santé ; j’ai toujours été comme ça. Je tiens ça de mon père, du reste. Nous sommes d’une famille où l’on dort beaucoup, et…
– Pardon, interrompit Lahrier jouant à merveille la surprise, pourquoi me racontez-vous tout ça ? Je m’en fous, moi.
– Eh ! Tonnerre de Dieu, jura le père Soupe hors de lui, si vous vous en foutez, pour parler votre langage, pourquoi donc me questionnez-vous ?
– Je ne vous questionne pas, dit le jeune homme.
– Comment, vous ne me questionnez pas ?
– Non, je ne vous questionne pas.
– Vous ne me questionnez pas ?… Par exemple, elle est violente !… Vous me demandez : « Ce petit somme vous a-t-il été profitable ? » et vous venez prétendre ensuite que vous ne m’avez pas questionné !…
Il en bavait, tant la chose lui paraissait exorbitante ; pourtant il eut le souffle coupé à voir l’autre secouer la tête et déclarer :
– Je n’ai pas dit un mot de ça.
Les deux employés se regardèrent. Lahrier demanda :
– Eh bien !… Quand vous resterez là une heure à faire des yeux en as de pique ?
– As de pique vous-même, malappris ! riposta Soupe, à qui donnait des énergies sa rage d’avoir été déçu dans ses espoirs de raccommodement. Vous m’avez dit : « Ce petit somme… »
– Je ne l’ai pas dit, encore une fois !
– Si, vous l’avez dit.
– Non !
– Si !
– Zut ! Vous m’embêtez à la fin ! Vraiment on n’a pas idée de ça ! Vouloir me persuader que j’ai dit une chose quand je n’ai même pas ouvert la bouche, et me ficher des démentis parce que je rétablis les faits !… Vous avez de la chance d’être une vieille bête, ce qui fait que je vous respecte ; sans ça, vous verriez un peu !… Je vous apprendrais les convenances, moi.
Devant ce torrent d’indignation, Soupe pensa : « J’ai été trop loin. »
– Mon Dieu, ne vous emportez pas, fit-il, la voix baissée de deux tons. C’est-y drôle qu’on ne puisse pas discuter avec vous sans que vous vous mettiez en colère.
– Je n’admets pas, dit Lahrier, qu’on m’insulte.
– Qui songe à vous insulter ?
– Et puis vous, pas plus que les autres.
– D’accord. Cependant…
– C’est bien simple, du reste : le premier qui me manquera d’égards, je le châtierai vertement, sans distinction d’âge ni de sexe.
Soupe avait un choix d’expressions qui trahissait ses divers états d’âme et constituait le thermomètre de son irritabilité. Une contrariété anodine lui arrachait des « Saperlipopette » non dépourvus d’une certaine badinerie ; il invoquait le « Tonnerre de Dieu » si l’on tentait de lasser sa patience, et, seulement dans les circonstances extrêmes, il proclamait que la mesure était comble d’un « Corne-diable » retentissant.
Cette fois :
– Saperlipopette ! laissez-moi donc placer un mot ! Vous aurez toujours raison si vous êtes tout seul à parler !… Voyons… je puis m’être trompé et avoir entendu une chose pour une autre. Qu’est-ce que vous m’avez dit au juste ?
Alors Lahrier :
– Encore !… encore !… Est-ce que ça va durer longtemps ? Je vous répète que je n’ai pas soufflé mot, que je n’ai pas ouvert la bouche… Si vous le faites exprès, il faut le dire.
À cette réplique, qui tranchait net la question, le père Soupe devint beau à voir.
Deux ou trois fois :
– Je ne suis pas fou, corne-diable !… je jouis de toutes mes facultés. D’où vient alors, si vous n’avez rien dit, que j’ai entendu quelque chose ?… Ah ! il y a là un mystère qui dépasse ma compréhension…
Ses yeux hagards erraient par le bureau ; et, tandis que Lahrier lâchait négligemment : « Une petite hallucination ; ça n’a aucune importance », lui hochait la tête, bouleversé, trouvant que ça en avait, au contraire, et beaucoup, marmottant que c’était mauvais signe et que ces choses-là ne valaient rien à son âge…
Voilà à quoi René Lahrier passait le temps, depuis qu’un dieu débonnaire lui avait créé des loisirs.
Ce matin-là, sortant de l’hôtel des Trois-Boules où il était descendu :
– Il faut pourtant que cette affaire finisse, se dit le conservateur du musée de Vanne-en-Bresse, successible au legs Quibolle pour une paire de jumelles marines et deux chandeliers Louis XIII.
Il avait quitté Vanne-en-Bresse, quelques écus dans le gousset et déjà à plusieurs reprises, poursuivi de l’idée fixe de repartir le lendemain muni de ses ampliations, il s’était fait envoyer de l’argent ; des mandats de cinquante francs, laborieusement arrachés à l’âpre épargne de la conservatrice. Celle-ci pourtant, enfin lassée d’une absence qui s’éternisait, avait en gros et en détail envoyé les trente francs du retour avec signification que les sources étaient taries ; d’où, pour le conservateur, l’obligation de réintégrer en toute hâte, sous peine de rester en détresse dans une ville où il ne connaissait pas un chat.
Il partit donc.
Une heureuse combinaison de correspondances le jetant de tramway en tramway l’amena devant la Direction des Dons et Legs qu’il reconnut à son drapeau.
Quand nous disons qu’il la reconnut…
La vérité nous force à confesser ceci : que, plutôt, il crut la reconnaître, et qu’il battit une bonne demi-heure les corridors de l’Instruction publique, désorienté de plus en plus, se retrouvant de moins en moins, progressivement étonné, stupéfait, puis abasourdi qu’aucun garçon de bureau ne semblât soupçonner l’existence d’un employé supérieur du nom de « de La Hourmerie ».
Il pensait :
– Ce n’est pas possible !… je prononce mal.
Quand il eut compris sa méprise, à un avis placardé à un mur et qui interdisait aux visiteurs d’accès des bureaux de « l’Instruction publique », il sourit. C’était un homme simple, sans nerfs, malaisément irritable. Il rebroussa chemin. Revenu devant la loge du concierge, il en poussa, d’une main discrète, la porte :
– La Direction des Dons et Legs ?
Du haut en bas de l’unique croisée ouverte sur la rue de Grenelle, par où prenait jour la loge du portier, se tendaient, parallèles et pressées comme les cordes d’une harpe, un régiment de minces ficelles déjà garnies de verdures touffues. En sorte que, chassée vers elles des flancs vernis d’un coupé de maître qui stationnait devant le porche, la lumière du dehors arrivait en demi-nuit : d’une façon de jour d’aquarium où flottaient des rideaux de lit dans un enfoncement d’alcôve, des portraits de famille, les ors étincelants d’une pendule Empire. Le casier du personnel occupait tout un pan de mur, hérissé de lettres et de journaux.
– Je vous demande pardon, répéta, ébloui, le conservateur du musée de Vanne-en-Bresse. La Direction des Dons et Legs, s’il vous plaît ?
Mais le concierge l’envoya coucher, ou à peu près. Entre les mains d’un tailleur accroupi derrière ses jarrets et qui le maniait comme un toton, ce fonctionnaire était en train d’essayer une tunique neuve. Il avait gardé sa casquette, laquelle, couleur bleu de Prusse, était plus vaste qu’une roulette de jeu. De son bras droit, long étendu, on ne voyait que l’extrémité des doigts hors du bâti grossier de la manche ; et le bras gauche dans le rang, les talons sur la même ligne, il coulait vers une haute glace, qui le reflétait jusqu’aux hanches, les regards obliques du monsieur qui va être bien habillé et en tire quelque suffisance.
Sa réponse fut un aboiement :
– … uaneau.
Il voulait dire : « Rue Vaneau. »
– Plaît-il ? fit le conservateur.
Touché et complaisant :
– Ça fait suite à la rue Bellechasse, la première rue à droite dans la rue de Grenelle, dit le tailleur qui s’était levé et qui hachurait à la craie les reins formidables du concierge. C’est à deux pas d’ici, monsieur.
– Bien obligé.
Le vieillard se remit en route, tourna l’angle de la rue de Grenelle, et ne manqua en aucune façon – comme cela était à prévoir – de prendre la Direction des Cultes pour la Direction des Dons et Legs. Il y erra silencieux, quelque temps ; finit par se renseigner à un frère des Écoles chrétiennes qu’il croisa dans un escalier et dont lui inspira confiance la large figure suiffeuse. Le frère allait rue Oudinot. Il convia à l’accompagner le conservateur du musée de Vanne-en-Bresse, qui se confondait en remerciements.
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