Oui, ils s’aimaient, mais gentiment, étant tous les deux des bébés. Assis côte à côte par terre, montrant, plus bas que leurs nuques blondes, le bras dont chacun d’eux emprisonnait la taille de l’autre, ils discouraient de leur amour, faisaient des projets d’avenir.

 

– Si tu veux, expliquait Médare, nous nous enfuirons en Bretagne ; je connais, près de Plougastel, un grand bois qui est plein d’oiseaux. Veux-tu y venir avec moi ?

 

Et la petite, les yeux grands ouverts sur la vision évoquée d’une forêt emplie de nids et de chansons, répondait :

 

– Oui !… Oh oui !… Je veux bien.

 

Ils étaient là comme chez eux ; les paperasses d’un antique dossier dont le jeune homme, d’un coup de son canif, avait fait sauter la courroie, leur mettaient sous le derrière l’épaisseur d’un lit de mousse.

 

Ils se répétèrent vingt fois qu’ils s’adoraient, tombèrent ensuite aux bras l’un de l’autre en faisant claquer sur leurs bouches de ces baisers qui ne finissent plus.

 

– Tiens, mon rat !

 

– Tiens, mon trésor !

 

– Tiens, ma reine !

 

– Tiens, mon bien-aimé !

 

Le touchant tableau ! L’agréable spectacle !… Un tigre en eût senti ses yeux s’humecter des larmes attendries. Le conservateur en fut remué jusqu’en les fibres les plus secrètes de son âme. Il comprenait et respectait l’amour, car il en avait bu les joies, vers 1843, sur les lèvres en fleur de la conservatrice alors plus blonde que les blés. Il répugna à gâter tant de bonheur : il s’en alla comme il était venu, sans bruit, sur la pointe du pied, laissant à la douceur infinie de leur étreinte ces enfants si sages et si purs. Il pensait bien un peu : « Singulière maison !… fertile en dessous inattendus ! » Mais il en avait vu tant d’autres, qu’il commençait à s’habituer.

 

Et des corridors déjà vus reçurent à nouveau ce brave homme ; par la solitude cirée et solitaire d’escaliers parcourus déjà, reparut sa silhouette errante : telle, dans les histoires de revenants, on voit errer sous la lune, parmi des arceaux d’abbaye, l’ombre éplorée d’un capucin mort dans l’impénitence finale.

 

Qui l’eût cru ? Un succès éclatant devait pourtant couronner tant d’efforts. Comme, stationnaire sur un palier où l’avait charrié le hasard, le conservateur du musée de Vanne-en-Bresse hésitait sur ce qu’il allait faire, Chavarax vint à passer.

 

L’amabilité spontanée rentrait dans le programme compliqué de ce personnage.

 

Il s’approcha, et, d’une voix tout sucre :

 

– Vous demandez quelqu’un, monsieur ? questionna-t-il.

 

– Oui, monsieur, répondit le vieillard non sans quelque mélancolie, mais cette maison est un tel labyrinthe !… Bref, je désirerais parler à M. de La Hourmerie.

 

– Parfait ! fit l’employé ; c’est mon chef de bureau et je me rends justement chez lui. Si vous voulez venir avec moi…

 

– J’accepte avec reconnaissance.

 

Une minute plus tard, sur les insistances de Chavarax répétant : « Je n’en ferai rien. Après vous, monsieur, passez donc ! » le participant aux libéralités Quibolle pour une paire de jumelles marines et deux chandeliers Louis XIII poussait la porte du cabinet où se tenait le préposé aux legs. Il fit un pas, un seul, et :

 

– Oh !…

 

Étendu au milieu de la pièce, le dos dans une mare de sang, gisait M. de La Hourmerie que venait d’égorger Letondu.

 

Ce gaillard-là n’avait pas cané devant l’ouvrage. Il avait tapé comme un sourd, de haut en bas, avec une telle autorité que la pointe du couteau de cuisine dont le cadavre était traversé de part en part entamait une lame du parquet. Le manche seul apparaissait hors du plastron écarlate de la chemise : de quoi Letondu semblait fort satisfait d’ailleurs, chantonnant une petite chanson et jetant des coups d’œil de biais sur son chef-d’œuvre pendant qu’il s’essuyait les mains à la mousseline des rideaux.

 

Certes, le conservateur du musée de Vanne-en-Bresse en avait vu de toutes les couleurs depuis qu’il avait mis le pied hors de l’hôtel des Trois-Boules. Même, entraîné, il avait bien pensé pouvoir compter encore sur de nouvelles surprises ; seulement, de là à une tragédie !…

 

Ceci passait ses espérances.

 

Un instant muet de stupeur, il se retourna vers Chavarax.

 

– Il faut courir à l’instant même…

 

Un dernier étonnement l’attendait : Chavarax avait disparu.

 



Sixième tableau

I

 

En apprenant que Chavarax sollicitait de lui une audience, M. Nègre, qui travaillait à un ballet-pantomime pour l’inauguration du Nouvel Alhambra, jeta des cris de nature à étourdir vingt-cinq sourds.

 

– Non ! non ! Qu’il s’en aille, qu’il s’en aille ; il m’embête, monsieur Chavarax. Je ne veux plus entendre parler de lui. Ce n’est pas possible, à la fin ; cet homme-là en veut à mes jours.

 

– Il dit, insinua l’huissier, que c’est pour une communication de la plus haute importance.

 

– De la plus haute importance, parfaitement ; je la connais, sa communication. Dites-lui que je suis avec le nonce du pape.

 

Il se croyait sauvé, trempait la plume dans l’encre… Hélas, il dut en rabattre, soudainement stupéfié à reconnaître Chavarax qui se glissait, le sourire sur les lèvres, entre le coude de l’huissier et le chambranle de la porte. S’entendant consigner l’entrée, l’employé avait passé outre, et, trop fin pour laisser le temps de se produire à une rebuffade possible, il prenait le premier la parole, délibérément, en homme qui a le tort pas bien grave de se montrer un peu sans-gêne avec une personne amie.

 

– Je vous demande pardon. Un mot.

 

Le Directeur eut une volonté de rébellion.

 

– En vérité, monsieur Chavarax…

 

Mais Chavarax :

 

– Un mot, un seul ! c’est l’affaire d’une minute, pas plus. Veuillez vous retirer, Maréchal.

 

Et Maréchal se retira, et M. Nègre n’eut pas un geste pour le retenir, le stérile regret de sa faiblesse épanché dans un simple « Mon Dieu !… » qu’il murmura à bouche close tout en désignant de la main un siège libre à son interlocuteur. Cent fois déjà il avait ainsi capitulé sans coup férir, terrassé avant le corps à corps, sans force devant un gaillard dont l’audace le déconcertait. Ça commençait et s’achevait de même, tout le temps : d’abord le sursaut sur la chaise, les poings qui se closent, la bouche qui s’ouvre pour une clameur de révolte ; c’était ensuite le trouble qui paralyse, le balbutiement qui défaille, le mutisme systématique où les gens de sang chaud, prudemment, enchaînent leur peur d’en trop dire, ficellent à l’instar d’une bête redoutable leur éloquence trop longtemps contenue et capable, une fois lâchée, des pires excès.

 

Du reste, l’instant venait vite, où au sentiment de l’exaspération succédait un sentiment tout différent, fait d’un bizarre composé de curiosité intéressée et de vague admiration.

 

M. Nègre était un de ces flâneurs instinctifs pour qui la vie est un boulevard, fertile en attrayants spectacles. Il en descendait le cours la cigarette aux lèvres, faisant indifféremment halte devant les beaux étalages ou devant les marchands de pâte à faire couper les rasoirs, indulgent à qui l’amusait et étanchant sa soif du pittoresque à la première source venue. Certes il haïssait Chavarax ; il le haïssait de toute son âme !… Seulement il en goûtait l’étonnante mauvaise foi, le toupet extraordinaire, la facilité sans exemple à réclamer le paiement qui ne lui était point dû de sacrifices qu’il n’avait pas faits, de tâches qu’il n’avait pas remplies. Si le Directeur en prenait des cheveux gris, le dilettante y trouvait son compte.

 

Chavarax prit une chaise.

 

– En un mot, comme en cent, voici, fit-il sans plus de préambule. Letondu vient de tuer M. de La Hourmerie, et…

 

Il n’en put dire davantage. M. Nègre avait eu la soudaine détente d’un train de derrière de grenouille mis en communication avec la bouteille de Leyde.

 

– Vous dites ?…

 

Le rédacteur ramena sa réponse à une pure constatation de fait.

 

– C’était sûr, prononça-t-il demi-souriant, les bras élargis d’évidence Voilà six mois que j’attendais ça. Même… (il tira de sa poche une feuille de papier ministre qu’il développa avec soin et qui apparut noire de chiffres)… en prévision de ce qui, fatalement, devait arriver un jour ou l’autre, je me suis livré à un petit travail qui n’est pas sans intérêt et que je vais avoir l’honneur de vous soumettre. Le voici. Si vous voulez bien, nous allons l’examiner ensemble.

 

C’était un tableau comparé du personnel de la Direction, où figuraient les employés, du plus gros jusqu’au plus humble, leurs noms relégués à l’extrême-gauche, au-dessous de leurs dates d’entrée.