Le tout se termina par des expansions et des échanges de poignées de main au bord de la fosse béante. La lèvre fleurie – à peine – de ce sourire qui fait le modeste, le Directeur semblait un auteur dramatique après qu’est tombé le rideau sur le triomphe éclatant de sa première.

 

– Que de reconnaissance !… croyez, monsieur le Directeur…

 

– Comment donc, messieurs… Pas du tout. Je n’ai dit que ce que je pensais.

 

L’inhumation s’était faite au cimetière Montparnasse. La première pelletée de terre tomba sur le cercueil à l’instant où sonnaient deux heures à un couvent du voisinage. Devant la porte du cimetière, les ronds-de-cuir tinrent un grave conciliabule sur le point de savoir si, véritablement, il y avait nécessité d’aller achever au bureau une journée à demi entamée déjà. Sainthomme, bien entendu, se prononça pour l’affirmative ; mais il fut le seul de son avis. Le bureau se vit donc conspué à l’unanimité des suffrages moins un. Alors, quoi ? Il y eut pourparlers. Gripothe, maître en l’art délicat de faire se heurter trois billes sur le vert tapis du billard, parla d’aller jouer la poule dans un café de la rue Vavin ; le sous-archiviste Alexandre, homme essentiellement poétique, proposa une excursion à Chaville ou à Viroflay, la gare étant à deux pas, cependant que Bourdon, chef du matériel, qui avait déjeuné d’une tasse de lait, se prononçait nettement pour le veau marengo, dont il magnifiait la sauce rousse. Les uns tiraient à hue, les autres à dia, quand une solution mit tout le monde d’accord. Vêtu de noir, le chapeau à la main, l’huissier Maréchal, en effet, était venu se mêler au groupe.

 

– Le Directeur informe ces messieurs, dit-il, qu’il les recevra aujourd’hui à trois heures précises, dans son cabinet.

 

– Ah !

 

Cette nouvelle surprit et inquiéta. Pour la même raison qu’un pavé se détache rarement d’un mur sans entraîner dans sa culbute une certaine quantité de plâtras, il est rare qu’un « mouvement » se produise par le fait d’une seule mutation. Nombre de ces messieurs, sans doute, sentirent la douce espérance étendre en eux ses germes bienfaisants ; mais Bourdon changea de couleur et cessa tout de suite d’avoir faim. Il avait compté sur la répartition banale du traitement de de La Hourmerie (la combinaison n° 1 de Chavarax), non sur le mouvement général que semblait faire présager l’empressement du Directeur à réunir sa maisonnée. Tout le monde sur le pont ? Mauvais signe ! Le préposé au matériel en eut l’âme visitée du noir pressentiment qui tourmente le noble Abner au Ier acte d’Athalie, et il ne douta plus que le personnel tout entier fût convié à un banquet monstre, dont lui, Bourdon, de concert avec le défunt, serait appelé à faire les frais. Il eut l’impression que les tripes, le foie, la rate et le pancréas lui tombaient pêle-mêle dans le bas-ventre ; si nettement, à ses oreilles, tonnèrent ces terribles paroles : « admis à faire valoir ses droits à la retraite », que les tympans lui en vibrèrent, comme ceux d’un homme qui a imprudemment passé devant la gueule d’une cloche en branle.

 

Il cingla vers la rue Vaneau sans aucune précipitation, de ce pas, qui a bien le temps, des suppliciés conduits à l’échafaud.

 

 

Trois heures sonnèrent.

 

L’huissier ouvrit à deux battants la haute porte aux cannelures d’or sur fond pâle qui isolait du salon d’attente le cabinet directorial, et se rangea pour laisser le passage libre. Dépouillé de la tenue d’homme du monde arborée pour la solennité de l’enterrement, il portait à présent l’habit à longues basques ouvert sur l’empesé de la chemise, et dressait, plus haut que son faux col, son profil imposant, aux noirs favoris, de conseiller à la Cour.

 

– Messieurs des Dons et Legs !

 

Ces messieurs pénétrèrent : les chefs et sous-chefs d’abord ; Bourdon le premier, en sa qualité de doyen. M. Nègre attendait, le dos à la cheminée, les coudes chassés en arrière et reposés à même le marbre. Il accueillit son subalterne avec la grave salutation que comportait cette journée de deuil, lui tendit une main désolée, que Bourdon effleura respectueusement de la sienne, et répandit un vague regard sur le troupeau envahissant du personnel. Il dut attendre, pour parler, que le brouhaha des chaussures traînées par les lames du parquet se fût achevé d’éteindre ; après quoi, d’une voix pénétrée, il prit en ces termes la parole :

 

« Messieurs,

 

« Ce n’est pas la première fois que courbant le front devant les arrêts de la mort, j’ai à déplorer en votre présence l’imprévu terrible de ses coups et ses férocités iniques. Le décès de l’homme de bien que fut durant tant d’années notre camarade de chaque jour, les circonstances tragiques qui l’ont accompagné, et, mon humilité commande que je le confesse, l’égoïste regret du précieux auxiliaire qui m’est si brutalement ravi, me font accablante, aujourd’hui, une tâche toujours douloureuse. Au sentiment de détresse sans bornes qui étreint à cette heure mon âme, je vois toute l’étendue du vide qui s’est produit. Oui, il semble que jamais encore je n’avais aussi nettement ressenti l’étroite union de la grande famille dont chacun de vous est un des membres et à la tête de laquelle la confiance du chef de l’État m’a fait l’honneur de me placer. Vous pardonnerez donc, je l’espère, à l’émotion qui me suffoque. Je dirai plus : certain que vous la partagez, je ne tenterai pas de m’y soustraire. »

 

Un trémolo à l’orchestre eût fait merveille dans le paysage.

 

L’orateur regretta quelque peu in petto l’absence de ce condiment, mais le ciel était avec lui : comme il terminait sa période, un nuage glissa devant le soleil et le jour s’obscurcit soudain.

 

On vit alors à quel point il est vrai que les choses peuvent avoir des larmes !… Une lueur de sépulcre entrouvert se mit à flotter par la pièce, baignant d’une recrudescence de tristesse la tristesse déjà incurable du meuble Empire qui l’ornait : le bureau d’acajou, couleur sang caillé, aux incrustations de cuivre ; les dos en forme de lyres des chaises ; l’urne plaintive que supportait le cube d’albâtre de la pendule. Le regard fixe des employés disait les efforts qu’ils mettaient à ravaler des sanglots de circonstances, et il semblait que, de sa corniche, Solon, le dur Solon lui-même, prît sa part de désolation, avec son front lourd de soucis, labouré de rides profondes qu’emplissait un sombre amalgame de ténèbres et de poussière.

 

Or, au milieu de l’accablement général, M. Nègre gardait un masque éploré et une âme parfaitement sereine, ayant eu le matin une petite entrevue avec le chef du cabinet, lequel l’avait rassuré.

 

– Vous moquez-vous ? lui avait demandé ce fonctionnaire. Vous êtes un peu timbré, je pense, de vous fourrer martel en tête parce qu’un employé de chez vous a commis une extravagance sous le coup d’un transport au cerveau. Vous n’avez rien à voir là-dedans, et, du reste, l’affaire ne fera aucun tapage. Si je ne l’étouffais dans l’œuf et ne faisais le nécessaire pour épargner, et à vous, qui êtes un gentil garçon, et au gouvernement, qui n’a pas besoin de ça, des complications superflues, vous me prendriez pour un daim.

 

Une éloquente pression de doigts avait souligné ce discours ; un sourire l’avait ratifié. De là, pour l’intéressé, un soulagement d’autant plus vif que ses angoisses de la veille avaient été plus cuisantes.