Simplement, entre son pouce et son index, il pinça le revers crasseux de son veston, tandis que, d’une œillade discrète, il signalait à M. Nègre sa boutonnière vierge de palmes.

 

Celui-ci comprit.

 

Il sourit.

 

– L’arrêté sera signé ce soir. Mes compliments, mon cher collègue.

 

 

 

L’audience était levée. Lentement le personnel s’écoula, répandu à nouveau par le salon d’attente. Et c’est alors qu’il fallut voir Bourdon !… Ce fut vraiment un beau spectacle. Rires sonores, énergiques shake hands, galopades de jeune poulain à travers les épaisses luzernes du pâturage ! « Ah ! mon cher, félicitations !… Compliments sincères, Sainthomme !… Van der Hogen… la vieille amitié qui nous lie…, permettez que je vous embrasse, hein ?… Messieurs, une journée mémorable !… »

 

– Ah çà ! Il est saoul ! se dit Lahrier, qui s’égayait à le voir faire. Il l’était en effet, le pauvre homme, et à tomber ! grisé de l’alcool des joies trop brusques. La fièvre s’éveillait en lui, des gens qui l’ont échappé belle et entrevoient des éternités de vie pour avoir coudoyé la mort d’un peu près. Et déjà des projets d’avenir se formulaient, quasi précis, sous son crâne plus poli que l’ivoire ; des plans d’admirables réformes, dont le besoin, on n’en doute pas, se faisait impérieusement sentir.

 

Citons : réductions opérées en grand, sur le papier, le pétrole, la ficelle ; substitution de la tourbe au coke, reconnu procédé de chauffage ruineux ; suppression de l’essuie-main accordé chaque semaine à chaque employé par la munificence administrative (du coup, 75 francs de blanchissage par an, rayés des frais de la maison !…) ; toutes choses sagement pensées, faites pour alléger dans de notables proportions l’écrasant budget de l’État et graver le nom de Bourdon, à jamais, au livre d’or de la Direction des Dons et Legs.

 

Sans doute, il n’en disait rien, mais nous, qui ne sommes point tenus à de pudiques réserves, nous proclamerons la vérité : le décès de La Hourmerie, termite dévastateur, rongeur insatiable, cancer implacable et affreux, ouvert au flanc meurtri du service du matériel, ne laissait point que de lui être singulièrement agréable. Il en poussait des « ouf ! » discrets, pareillement un père de famille qui a enfin réussi à embarquer pour la Bolivie le fils prodigue de qui les honteuses débauches souillaient de fange ses cheveux blancs.

 

Il répéta :

 

– Une belle journée !… Oui, belle journée, en vérité !

 

Il devenait indécent, vraiment, à célébrer ainsi une journée qu’il avait en partie occupée à piétiner derrière un corbillard.

 

Lahrier le lui fit observer :

 

– Ce n’est pas pour chiner ; mais, vrai !… vous êtes gai, les jours d’enterrement !

 

Alors Bourdon :

 

– Point du tout !… Plaisantez-vous, mon bon ami ?… La Hourmerie… vieux camarade… ; vingt-huit ans ensemble !… grand chagrin… Très affecté, au contraire.

 

Mais le jeune homme s’étant mis à rire :

 

– Sérieusement, mon cher. Je vous promets !… Ah ! ces jeunes gens ! ça ne croit à rien !… Où dînez-vous ?

 

Cette question surprit Lahrier.

 

– Ma foi, dit-il, je n’en sais rien, moi. Où ça se trouvera.

 

– Dînons ensemble, en ce cas ?… Je vous invite ; vous voulez bien ?

 

– Vous êtes trop aimable…

 

– Allons donc !… Mon cher, j’adore la jeunesse. Entendu, hein ?

 

Le salon s’était vidé. Seuls Gripothe, Gourgochon et le commis d’ordre Guitare s’étaient attardés devant la fenêtre à causer de Letondu, qu’on venait de fourrer à Bicêtre avec la camisole de force. Bourdon, emballé de prodigalité, les convia, du coup, tous les trois, et ils acceptèrent, stupéfaits.

 

– Eh bien, en route !… Nous allons dîner à Montmartre !

 

On tomba d’accord pour Montmartre. Lahrier y connaissait des endroits rigolos ; la boîte de Derouet, entre autres, la Crécelle, une façon de bouge-concert situé au pied de l’Élysée et où on achèverait la soirée en gaieté. Bourdon voulut tout ce qu’on proposa, et la bande s’achemina tout doucement vers les quais, distingués dans les enfoncements de la rue Bellechasse, blancs, au-dessous des verdures poussiéreuses des Tuileries.

 

III

 

Sur le seuil hermétiquement clos de la Crécelle, une demi-douzaine de badauds stationnaient la tempe tendue, avec des profils recueillis que laissait deviner la flamme d’un bec de gaz planté au bord du trottoir. Et le fait est que les coups de gueule de Derouet – ces coups de gueule dont la renommée amenait chaque soir sur Montmartre de longues bandes vadrouilleuses affluant là des quatre extrémités de Paris – transperçaient les épais culs de bouteilles de la porte, enjambaient le trottoir, franchissaient la chaussée, s’en venaient expirer en appels lointains à l’oreille des voyageurs juchés sur le tramway de l’Étoile.

 

– C’est ici, entrons, dit Lahrier, qui s’ouvrait le passage à coups de coude.

 

Ils entrèrent, et ce fut l’explosion soudaine d’une amorce de fulminate sous le talon qui la rencontre. Une telle clameur saluait leur apparition qu’ils en demeuraient suffoqués, se demandant s’ils n’allaient point fuir, échangeant l’anxieux coup d’œil de gens d’esprit rationnel tombés dans une maison de fous. Des voix hurlaient : « Chapeau ! Chapeau ! » ; d’autres proféraient on ne sait quoi, des choses qui ressemblaient à des menaces et qu’achevait de rendre inquiétantes un assourdissement de sifflets suraigus et de cris de jars en détresse. Et même temps, trois sous-officiers sonnaient éperdument aux champs.

 

Plus haut que le fouillis inextricable des têtes, car du même mouvement spontané ils s’étaient dressés sur leur banc, on voyait la tache claire de leurs longues capotes, leurs bras levés qui tenaient le sabre, leurs vastes shakos d’ordonnance où un pompon rouge fleurissait. Et ainsi, saouls comme des ânes, ils braillaient en trois tons divers, ceci au grand émoi d’un pianiste à gages, qui tentait pourtant de les soutenir et dont les accords insensés se mêlaient aux abois furieux de deux jeunes chiennes secouant leurs queues en panaches parmi les verreries du comptoir.

 

– Eh bien ! en voilà un bouzin ! s’exclama le chef du matériel ! C’est inouï, une boîte pareille !

 

– Nom de Dieu ! voulez-vous fermer la porte, lança le trombone de Derouet. Faut-il que j’aille vous mettre la tête dans un seau pour que vous vous décidiez ?

 

Le patron de la Crécelle était debout sur une table qu’il venait de prendre d’assaut. En des lacs de bière répandue, les semelles de ses bottes baignaient, et de la main, une main blanche et grasse, aux ongles roses de petit marquis, il faisait tournoyer dans le vide un énorme gourdin de hêtre. Entre le col lâche de sa chemise et les ailes déployées de son feutre, sa belle tête de chouan résolu apparaissait toute bleue aux joues.

 

Lahrier ouvrait la marche.

 

– Avançons ! lui jeta à l’oreille Gripothe qui venait derrière lui et commençait à avoir peur. Ce gaillard-là serait capable de nous faire marcher à coups de trique.

 

– Vous en parlez à votre aise, dit Lahrier. Enfin, essayons toujours. Quelle cohue !…

 

Ils firent un pas. Les cris de « Chapeau ! » redoublaient. Ils durent, pour avoir la paix, toucher les bords de leurs coiffures, ce qui détermina un « Ah ! » de soulagement, éternisé en point d’orgue. Ils se hasardèrent alors, se faufilant entre les tables, entrant de biais dans l’encaquement compact des consommateurs.

 

Derouet criait :

 

– Place aux miteux !… Serrez-vous donc un peu, là-bas, vous n’êtes que quinze sur le banc.

 

Heureusement, un couple s’était levé.