Michel Strogoff

Michel Strogoff
Jules Verne
Publication: 1874
Catégorie(s): Fiction, Action & Aventure
Source: http://fr.wikisource.org
A Propos Verne:
Jules Gabriel Verne (February 8, 1828–March 24, 1905) was a
French author who pioneered the science-fiction genre. He is best
known for novels such as Journey To The Center Of The Earth (1864),
Twenty Thousand Leagues Under The Sea (1870), and Around the World
in Eighty Days (1873). Verne wrote about space, air, and underwater
travel before air travel and practical submarines were invented,
and before practical means of space travel had been devised. He is
the third most translated author in the world, according to Index
Translationum. Some of his books have been made into films. Verne,
along with Hugo Gernsback and H. G. Wells, is often popularly
referred to as the "Father of Science Fiction". Source:
Wikipedia
Disponible sur Feedbooks Verne:
20000 lieues sous
les mers (1871)
Voyage au centre
de la Terre (1864)
Le
Tour du monde en quatre-vingts jours (1873)
De
la Terre à la Lune (1865)
Autour de la
Lune (1869)
Une
Ville flottante (1870)
Cinq semaines en
ballon (1862)
Les
Enfants du capitaine Grant (1868)
Voyages et
Aventures du Capitaine Hatteras (1866)
Les
Naufragés du Jonathan (1909)
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Partie 1
Chapitre 1
Une fête au palais-neuf
«Sire, une nouvelle dépêche.
—D'où vient-elle?
—De Tomsk.
—Le fil est coupé au delà de cette ville?
—Il est coupé depuis hier.
—D'heure en heure, général, fais passer un télégramme à Tomsk,
et que l'on me tienne au courant.
—Oui, sire,» répondit le général Kissoff.
Ces paroles étaient échangées à deux heures du matin, au moment
où la fête, donnée au Palais-Neuf, était dans toute sa
magnificence.
Pendant cette soirée, la musique des régiments de Préobrajensky
et de Paulowsky n'avait cessé de jouer ses polkas, ses mazurkas,
ses scottischs et ses valses, choisies parmi les meilleures du
répertoire. Les couples de danseurs et de danseuses se
multipliaient à l'infini à travers les splendides salons de ce
palais, élevé a quelques pas de la «vieille maison de pierres», où
tant de drames terribles s'étaient accomplis autrefois, et dont les
échos se réveillèrent, cette nuit-là, pour répercuter des motifs de
quadrilles.
Le grand maréchal de la cour était, d'ailleurs, bien secondé
dans ses délicates fonctions. Les grands-ducs et leurs aides de
camp, les chambellans de service, les officiers du palais
présidaient eux-mêmes à l'organisation des danses. Les
grandes-duchesses, couvertes de diamants, les dames d'atour,
revêtues de leurs costumes de gala, donnaient vaillamment l'exemple
aux femmes des hauts fonctionnaires militaires et civils de
l'ancienne «ville aux blanches pierres». Aussi, lorsque le signal
de la «polonaise» retentit, quand les invité de tout rang prirent
part à cette promenade cadencée, qui, dans les solennités de ce
genre, a toute l'importance d'une danse nationale, le mélange des
longues robes étagées de dentelles et des uniformes chamarrés de
décorations offrit-il un coup d'oeil indescriptible, sous la
lumière de cent lustres que décuplait la réverbération des
glaces.
Ce fut un éblouissement.
D'ailleurs, le grand salon, le plus beau de tous ceux que
possède le Palais-Neuf, faisait à ce cortège de hauts personnages
et de femmes splendidement parées un cadre digne de leur
magnificence. La riche voûte, avec ses dorures, adoucies déjà sous
la patine du temps, était comme étoilée de points lumineux. Les
brocarts des rideaux et des portières, accidentés de plis superbes,
s'empourpraient de tons chauds, qui se cassaient violemment aux
angles de la lourde étoffe.
A travers les vitres des vastes baies arrondies en plein cintre,
la lumière dont les salons étaient imprégnés, tamisée par une buée
légère, se manifestait au dehors comme un reflet d'incendie et
tranchait vivement avec la nuit qui, pendant quelques heures,
enveloppait ce palais étincelant. Aussi, ce contraste attirait-il
l'attention de ceux des invités que les danses ne réclamaient pas.
Lorsqu'ils s'arrêtaient aux embrasures des fenêtres, ils pouvaient
apercevoir quelques clochers, confusément estompés dans l'ombre,
qui profilaient çà et là leurs énormes silhouettes. Au-dessous des
balcons sculptés, ils voyaient se promener silencieusement de
nombreuses sentinelles, le fusil horizontalement couché sur
l'épaule, et dont le casque pointu s'empanachait d'une aigrette de
flamme sous l'éclat des feux lancés au dehors. Ils entendaient
aussi le pas des patrouilles qui marquait la mesure sur les dalles
de pierre, avec plus de justesse peut-être que le pied des danseurs
sur le parquet des salons. De temps en temps, le cri des
factionnaires se répétait de poste en poste, et, parfois, un appel
de trompette, se mêlant aux accords de l'orchestre, jetait ses
notes claires au milieu de l'harmonie générale.
Plus bas encore, devant la façade, des masses sombres se
détachaient sur les grands cônes de lumière que projetaient les
fenêtres du Palais-Neuf. C'étaient des bateaux qui descendaient le
cours d'une rivière, dont les eaux, piquées par la lueur vacillante
de quelques fanaux, baignaient les premières assises des
terrasses.
Le principal personnage du bal, celui qui donnait cette fête, et
auquel le général Kissoff avait attribué une qualification réservée
aux souverains, était simplement vêtu d'un uniforme d'officier des
chasseurs de la garde. Ce n'était point affectation de sa part,
mais habitude d'un homme peu sensible aux recherches de l'apparat.
Sa tenue contrastait donc avec les costumes superbes qui se
mélangeaient autour de lui, et c'est même ainsi qu'il se montrait,
la plupart du temps, au milieu de son escorte de Géorgiens, de
Cosaques, de Lesghiens, éblouissants escadrons, splendidement
revêtus des brillants uniformes du Caucase.
Ce personnage, haut de taille, l'air affable, la physionomie
calme, le front soucieux cependant, allait d'un groupe à l'autre,
mais il parlait peu, et même il ne semblait prêter qu'une vague
attention, soit aux propos joyeux des jeunes invités, soit aux
paroles plus graves des hauts fonctionnaires ou des membres du
corps diplomatique qui représentaient près de lui les principaux
États de l'Europe. Deux ou trois de ces perspicaces hommes
politiques—physionomistes par état—avaient bien cru observer sur le
visage de leur hôte quelque symptôme d'inquiétude, dont la cause
leur échappait, mais pas un seul ne se fût permis de l'interroger à
ce sujet. En tout cas, l'intention de l'officier des chasseurs de
la garde était, à n'en pas douter, que ses secrètes préoccupations
ne troublassent cette fête en aucune façon, et comme il était un de
ces rares souverains auxquels presque tout un monde s'est habitué à
obéir, même en pensée, les plaisirs du bal ne se ralentirent pas un
instant.
Cependant, le général Kissoff attendait que l'officier auquel il
venait de communiquer la dépêche expédiée de Tomsk lui donnât
l'ordre de se retirer, mais celui-ci restait silencieux. Il avait
pris le télégramme, il l'avait lu, et son front s'assombrit
davantage. Sa main se porta même involontairement à la garde de son
épée et remonta vers ses yeux, qu'elle voila un instant. On eût dit
que l'éclat des lumières le blessait et qu'il recherchait
l'obscurité pour mieux voir en lui-même.
«Ainsi, reprit-il après avoir conduit le général Kissoff dans
l'embrasure d'une fenêtre, depuis hier nous sommes sans
communication avec le grand-duc mon frère?
—Sans communication, sire, et il est à craindre que les dépêches
ne puissent bientôt plus passer la frontière sibérienne.
—Mais les troupes des provinces de l'Amour et d'Iakoutsk, ainsi
que celles de la Transbaikalie, ont reçu l'ordre de marcher
immédiatement sur Irkoutsk?
—Cet ordre a été donné par le dernier télégramme que nous avons
pu faire parvenir au delà du lac Baïkal.
—Quant aux gouvernements de l'Yeniseisk, d'Omsk, de
Sémipalatinsk, de Tobolsk, nous sommes toujours en communication
directe avec eux depuis le début de l'invasion?
—Oui, sire, nos dépêches leur parviennent, et nous avons la
certitude, à l'heure qu'il est, que les Tartares ne se sont pas
avancés au delà de l'Irtyche et de l'Obi.
—Et du traître Ivan Ogareff, on n'a aucune nouvelle?
—Aucune, répondit le général Kissoff. Le directeur de la police
ne saurait affirmer s'il a passé ou non la frontière.
—Que son signalement soit immédiatement envoyé à Nijni-Novgorod,
à Perm, à Ékaterinbourg, à Kassimow, à Tioumen, à Ichim, à Omsk, à
Élamsk, à Kolyvan, à Tomsk, à tous les postes télégraphiques avec
lesquels le fil correspond encore!
—Les ordres de Votre Majesté vont être exécutés à l'instant,
répondit le général Kissoff.
—Silence sur tout ceci!»
Puis, ayant fait un signe de respectueuse adhésion, le général,
après s'être incliné, se confondit d'abord dans la foule, et quitta
bientôt les salons, sans que son départ eût été remarqué.
Quant à l'officier, il resta rêveur pendant quelques instants,
et lorsqu'il revint se mêler aux divers groupes de militaires et
d'hommes politiques qui s'étaient formés sur plusieurs points des
salons, son visage avait repris tout le calme dont il s'était un
moment départi.
Cependant, le fait grave qui avait motivé ces paroles,
rapidement échangées, n'était pas aussi ignoré que l'officier des
chasseurs de la garde et le général Kissoff pouvaient le croire. On
n'en parlait pas officiellement, il est vrai, ni même
officieusement, puisque les langues n'étaient pas déliées «par
ordre», mais quelques hauts personnages avaient été informés plus
ou moins exactement des événements qui s'accomplissaient au delà de
la frontière. En tout cas, ce qu'ils ne savaient peut-être qu'à peu
près, ce dont ils ne s'entretenaient pas, même entre membres du
corps diplomatique, deux invités qu'aucun uniforme, aucune
décoration ne signalait à cette réception du Palais-Neuf, en
causaient à voix basse et paraissaient avoir reçu des informations
assez précises.
Comment, par quelle voie, grâce à quel entregent, ces deux
simples mortels savaient-ils ce que tant d'autres personnages, et
des plus considérables, soupçonnaient à peine? on n'eût pu le dire.
Était-ce chez eux don de prescience ou de prévision?
Possédaient-ils un sens supplémentaire, qui leur permettait de voir
au delà de cet horizon limité auquel est borné tout regard humain?
Avaient-ils un flair particulier pour dépister les nouvelles les
plus secrètes? Grâce à cette habitude, devenue chez eux une seconde
nature, de vivre de l'information et par l'information, leur nature
s'était-elle donc transformée? on eût été tenté de l'admettre.
De ces deux hommes, l'un était Anglais, l'autre Français, tous
deux grands et maigres,—celui-ci brun comme les méridionaux de la
Provence,—celui-là roux comme un gentleman du Lancashire.
L'Anglo-Normand, compassé, froid, flegmatique, économe de
mouvements et de paroles, semblait ne parler ou gesticuler que sous
la détente d'un ressort qui opérait à intervalles réguliers. Au
contraire, le Gallo-Romain, vif, pétulant, s'exprimait tout à la
fois des lèvres, des yeux, des mains, ayant vingt manières de
rendre sa pensée, lorsque son interlocuteur paraissait n'en avoir
qu'une seule, immuablement stéréotypée dans son cerveau.
Ces dissemblances physiques eussent facilement frappé le moins
observateur des hommes; mais un physionomiste, en regardant d'un
peu près ces deux étrangers, aurait nettement déterminé le
contraste physiologique qui les caractérisait, en disant que si le
Français était «tout yeux», l'Anglais était «tout oreilles».
En effet, l'appareil optique de l'un avait été singulièrement
perfectionné par l'usage.
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