Peut-être même est-elle un peu plus courte que l'autre,
mais cet avantage est singulièrement diminué par l'absence des
maisons de poste, le mauvais entretien du sol, la rareté des
villages. Michel Strogoff, avec raison, ne pouvait être qu'approuvé
du choix qu'il avait fait, et si, ce qui paraissait probable, ces
bohémiens suivaient cette seconde route de Kazan à Ichim, il avait
toutes chances d'y arriver avant eux.
Une heure après, la cloche sonnait a l'avant du Caucase,
appelant les nouveaux passagers, rappelant les anciens. Il était
sept heures du matin. Le chargement du combustible venait d'être
achevé. Les tôles des chaudières frissonnaient sous la pression de
la vapeur. Le steam-boat était prêt à partir.
Les voyageurs, qui allaient de Kazan à Perm, occupaient déjà
leurs places a bord.
En ce moment, Michel Strogoff remarqua que, des deux
journalistes, Harry Blount était le seul qui eût rejoint le
steam-boat.
Alcide Jolivet allait-il donc manquer le départ?
Mais, à l'instant où l'on détachait les amarres, apparut Alcide
Jolivet, tout courant. Le steam-boat avait déjà débordé, la
passerelle était même retirée sur le quai, mais Alcide Jolivet ne
s'embarrassa pas de si peu, et, sautant avec la légèreté d'un
clown, il retomba sur le pont du Caucase, presque dans les bras do
son confrère.
«J'ai cru que le Caucase allait partir sans vous, dit celui-ci
d'un air moitié figue, moitié raisin.
—Bah! répondit Alcide Jolivet, j'aurais bien su vous rattraper,
quand j'aurais dû fréter un bateau aux frais de ma cousine, ou
courir la poste à vingt kopeks par verste et par cheval. Que
voulez-vous? Il y avait loin de l'embarcadère au télégraphe!
—Vous êtes allé au télégraphe? demanda Harry Blount, dont les
lèvres se pinceront aussitôt.
—J'y suis allé! répondit Alcide Jolivet avec son plus aimable
sourire.
—Et il fonctionne toujours jusqu'à Kolyvan?
—Cela, je l'ignore, mais je puis vous assurer, par exemple,
qu'il fonctionne de Kazan à Paris!
—Vous avez adressé une dépêche… à votre cousine?…
—Avec enthousiasme.
—Vous avez donc appris?…
—Tenez, mon petit père, pour parler comme les Russes, répondit
Alcide Jolivet, je suis bon enfant, moi, et je ne veux rien avoir
de caché pour vous. Les Tartares, Féofar-Kan à leur tête, ont
dépassé Sémipalatinsk et descendent le cours de l'Irtyche.
Faites-en votre profit!»
Comment! Une si grave nouvelle, et Harry Blount ne la
connaissait pas, et son rival, qui l'avait vraisemblablement
apprise de quelque habitant de Kazan, l'avait aussitôt transmise à
Paris! Le journal anglais était distancé! Aussi, Harry Blount,
croisant ses mains derrière son dos, alla-t-il s'asseoir à
l'arrière du steam-boat, sans ajouter une parole.
Vers dix heures du matin, la jeune Livonienne, ayant quitté sa
cabine, monta sur le pont.
Michel Strogoff, allant à elle, lui tendit la main.
«Regarde, soeur,» lui dit-il après l'avoir amenée jusque sur
l'avant du Caucase.
Et, en effet, le site valait qu'on l'examinât avec quelque
attention.
Le Caucase arrivait, en ce moment, au confluent du Volga et de
la Kama. C'est la qu'il allait quitter le grand fleuve, après
l'avoir descendu pendant plus de quatre cents verstes, pour
remonter l'importante rivière sur un parcours de quatre cent
soixante verstes (490 kilomètres).
En cet endroit, les eaux des deux courants mêlaient leurs
teintes un peu différentes, et la Kama, rendant à la rive gauche le
même service que l'Oka avait rendu à sa rive droite en traversant
Nijni-Novgorod, l'assainissait encore de son limpide affluent.
La Kama s'ouvrait largement alors, et ses rives boisées étaient
charmantes. Quelques voiles blanches animaient ses belles eaux,
tout imprégnées de rayons solaires. Les coteaux, plantés de
trembles, d'aunes et parfois de grands chênes, fermaient l'horizon
par une ligne harmonieuse, que l'éclatante lumière de midi
confondait en certaine points avec le fond du ciel.
Mais ces beautés naturelles ne semblaient pas pouvoir détourner,
même un instant, les pensées de la jeune Livonienne. Elle ne voyait
qu'une chose, le but à atteindre, et la Kama n'était pour elle
qu'un chemin plus facile pour y arriver. Ses yeux brillaient
extraordinairement en regardant vers l'est, comme si elle eût voulu
percer de son regard cet impénétrable horizon.
Nadia avait laissé sa main dans la main de son compagnon, et
bientôt, se retournant vers lui:
«A quelle distance sommes-nous de Moscou? lui
demanda-t-elle.
—A neuf cents verstes! répondit Michel Strogoff.
—Neuf cents sur sept mille!» murmura la jeune fille.
C'était l'heure du déjeuner, qui fut annoncé par quelques
tintements de la cloche. Nadia suivit Michel Strogoff au restaurant
du steam-boat. Elle ne voulut point toucher à ces hors-d'oeuvre,
servis à part, tels que caviar, harengs coupés par petites
tranches, eau-de-vie de seigle anisée destinés à stimuler
l'appétit, suivant un usage commun à tous les pays du Nord, en
Russie comme en Suède ou en Norwége. Nadia mangea peu, et peut-être
comme une pauvre fille dont les ressources sont très-restreintes.
Michel Strogoff crut donc devoir se contenter du menu qui allait
suffire à sa compagne, c'est-à-dire d'un peu de «koulbat», sorte de
pâté fait avec des jaunes d'oeufs, du riz et de la viande pilée, de
choux rouges farcis au caviar[7] et de thé
pour toute boisson.
Ce repas ne fut donc ni long ni coûteux, et, moins de vingt
minutes après s'être mis tous les deux a table, Michel Strogoff et
Nadia remontaient ensemble sur le pont du Caucase.
Alors, ils s'assirent à l'arrière, et, sans autre préambule,
Nadia, baissant la voix de manière à n'être entendue que de lui
seul:
«Frère, dit-elle, je suis la fille d'un exilé. Je me nomme Nadia
Fédor. Ma mère est morte à Riga, il y a un mois à peine, et je vais
à Irkoutsk rejoindre mon père pour partager son exil.
—Je vais moi-même à Irkoutsk, répondit Michel Strogoff, et je
regarderai comme une faveur du ciel de remettre Nadia Fédor, saine
et sauve, entre les mains de son père.
—Merci, frère!» répondit Nadia.
Michel Strogoff ajouta alors qu'il avait obtenu un podaroshna
spécial pour la Sibérie, et que, du côté des autorités russes, rien
ne pourrait entraver sa marche.
Nadia n'en demanda pas davantage. Elle ne voyait qu'une chose
dans la rencontre providentielle de ce jeune homme simple et bon:
le moyen pour elle d'arriver jusqu'à son père.
«J'avais, lui dit-elle, un permis qui me donnait l'autorisation
de me rendra a Irkoutsk; mais l'arrêté du gouverneur de
Nijni-Novgorod est venu l'annuler, et sans toi, frère, je n'aurais
pu quitter la ville où tu m'as trouvée, et dans laquelle, bien sûr,
je serais morte!
—Et seule, Nadia, répondit Michel Strogoff, seule, tu osais
t'aventurer à travers les steppes de la Sibérie!
—C'était mon devoir, frère.
—Mais ne savais-tu pas que le pays, soulevé et envahi, était
devenu presque infranchissable?
—L'invasion tartare n'était pas connue quand je quittai Riga,
répondit la jeune Livonienne. C'est à Moscou seulement que j'ai
appris cette nouvelle!
—Et, malgré cela, tu as poursuivi ta route?
—C'était mon devoir.»
Ce mot résumait tout le caractère de cette courageuse jeune
fille. Ce qui était son devoir, Nadia n'hésitait jamais à le
faire.
Elle parla alors de son père, Wassili Fédor. C'était un médecin
estimé de Riga. Il exerçait sa profession avec succès et vivait
heureux au milieu des siens. Mais son affiliation à une société
secrète étrangère ayant été établie, il reçut l'ordre de partir
pour Irkoutsk, et les gendarmes, qui lui apportaient cet ordre, le
conduisirent sans délai au delà de la frontière.
Wassili Fédor n'eut que le temps d'embrasser sa femme, déjà bien
souffrante, sa fille, qui allait peut-être rester sans appui, et,
pleurant sur ces deux êtres qu'il aimait, il partit.
Depuis deux ans, il habitait la capitale de la Sibérie
orientale, et, là, il avait pu continuer, mais presque sans profit,
sa profession de médecin. Néanmoins, peut-être eût-il été heureux,
autant qu'un exilé peut l'être, si sa femme et sa fille eussent été
près de lui. Mais Mme Fédor, déjà bien affaiblie, n'aurait pu
quitter Riga. Vingt mois après le départ de son mari, elle mourut
dans les bras de sa fille, qu'elle laissait seule et presque sans
ressource. Nadia Fédor demanda alors et obtint facilement du
gouvernement russe l'autorisation de rejoindre son père à Irkoutsk.
Elle lui écrivit qu'elle partait. A peine avait-elle de quoi
suffire à ce long voyage, et, cependant, elle n'hésita pas à
l'entreprendre.
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