Michel Strogoff, habitué à reconnaître les symptômes
atmosphériques, pressentait une prochaine lutte des éléments, qui
ne laissa pas de le préoccuper.
La nuit se passa sans incident. Malgré les cahots du tarentass,
Nadia put dormir pendant quelques heures. La capote, à demi
relevée, permettait d'aspirer le peu d'air que les poumons
cherchaient avidement dans cette atmosphère étouffante.
Michel Strogoff veilla toute la nuit, se défiant des iemschiks,
qui s'endorment trop volontiers sur leur siège, et pas une heure ne
fut perdue aux relais, pas une heure sur la route.
Le lendemain, 20 juillet, vers huit heures du matin, les
premiers profils des monts Ourals se dessinèrent dans l'est.
Cependant, cette importante chaîne, qui sépare la Russie d'Europe
de la Sibérie, se trouvait encore à une assez grande distance, et
on ne pouvait compter l'atteindre avant la fin de la journée. Le
passage des montagnes devrait donc nécessairement s'effectuer
pendant la nuit prochaine.
Durant cette journée, le ciel resta constamment couvert, et, par
conséquent, la température fut un peu plus supportable, mais le
temps était extrêmement orageux.
Peut-être, avec cette apparence, eût-il été plus prudent de ne
pas s'engager dans la montagne en pleine nuit, et c'est ce qu'eut
fait Michel Strogoff, s'il lui eût été permis d'attendre; mais
quand, au dernier relais, l'iemschik lui signala quelques coups de
tonnerre qui roulaient dans les profondeurs du massif, il se
contenta de lui dire:
«Une télègue nous précède toujours?
—Oui.
—Quelle avance a-t-elle maintenant sur nous?
—Une heure environ.
—En avant, et triple pourboire, si nous sommes demain matin à
Ekaterinbourg!»
Chapitre 10
Un orage dans les monts Ourals
Les monts Ourals se développent sur une étendue de près de trois
mille verstes (3,200 kilomètres) entre l'Europe et l'Asie. Qu'on
les appelle de ce nom d'Ourals, qui est d'origine tartare, ou de
celui de Poyas, suivant la dénomination russe, ils sont justement
nommés, puisque ces deux noms signifient «ceinture» dans les deux
langues. Nés sur le littoral de la mer Arctique, ils vont mourir
sur les bords de la Caspienne.
Telle était la frontière que Michel Strogoff devait franchir
pour passer de Russie en Sibérie, et, on l'a dit, en prenant la
route qui va de Perm à Ekaterinbourg, située sur le versant
oriental des monts Ourals, il avait agi sagement. C'était la voie
la plus facile et la plus sûre, celle qui sert au transit de tout
le commerce de l'Asie centrale.
La nuit devait suffire à cette traversée des montagnes, si aucun
accident ne survenait. Malheureusement, les premiers grondements du
tonnerre annonçaient un orage que l'état particulier de
l'atmosphère devait rendre redoutable. La tension électrique était
telle, qu'elle ne pouvait se résoudre que par un éclat violent.
Michel Strogoff veilla à ce que sa jeune compagne fût installée
aussi bien que possible. La capote, qu'une bourrasque aurait
facilement arrachée, fut maintenue plus solidement au moyen de
cordes qui se croisaient au-dessus et à l'arrière. On doubla les
traits des chevaux, et, par surcroît de précaution, le heurtequin
des moyeux fut rembourré de paille, autant pour assurer la solidité
des roues que pour adoucir les chocs, difficiles à éviter dans une
nuit obscure. Enfin, l'avant-train et l'arrière-train, dont les
essieux étaient simplement chevillés à la caisse du tarentass,
furent reliés l'un à l'autre par une traverse de bois assujettie au
moyen de boulons et d'écrous. Cette traverse tenait lieu de la
barre courbe qui, dans les berlines suspendues sur des cols de
cygne, rattache les deux essieux l'un à l'autre.
Nadia reprit sa place au fond de la caisse, et Michel Strogoff
s'assit près d'elle. Devant la capote, complètement abaissée,
pendaient deux rideaux de cuir, qui, dans une certaine mesure,
devaient abriter les voyageurs contre la pluie et les rafales.
Deux grosses lanternes avaient été fixées au côté gauche du
siège de l'iemschik et jetaient obliquement des lueurs blafardes
peu propres à éclairer la route. Mais c'étaient les feux de
position du véhicule, et, s'ils dissipaient à peine l'obscurité, du
moins pouvaient-ils empêcher l'abordage de quelque autre voiture
courant à contre-bord.
On le voit, toutes les précautions étaient prises, et, devant
cette nuit menaçante, il était bon qu'elles le fussent.
«Nadia, nous sommes prêts, dit Michel Strogoff.
—Partons,» répondit la jeune fille.
L'ordre fut donné à l'iemschik, et le tarentass s'ébranla en
remontant les premières rampes des monts Ourals.
Il était huit heures, le soleil allait se coucher. Cependant le
temps était déjà très-sombre, malgré le crépuscule qui se prolonge
sous cette latitude. D'énormes vapeurs semblaient surbaisser la
voûte du ciel, mais aucun vent; ne les déplaçait encore. Toutefois,
si elles demeuraient immobiles dans le sens d'un horizon à l'autre,
il n'en était pas ainsi du zénith au nadir, et la distance qui les
séparait du sol diminuait visiblement. Quelques-unes de ces bandes
répandaient une sorte de lumière phosphorescente et sous-tendaient
à l'oeil des arcs de soixante à quatre-vingts degrés. Leurs zones
semblaient se rapprocher peu à peu du sol, et elles resserraient
leur réseau, de manière à bientôt étreindre la montagne, comme si
quelque ouragan supérieur les eût chassées de haut en bas.
D'ailleurs, la route montait vers ces grosses nuées, très-denses et
presque arrivées déjà au degré de condensation. Avant peu, route et
vapeurs se confondraient, et si, en ce moment, les nuages ne se
résolvaient pas en pluie, le brouillard serait tel que le tarentass
ne pourrait plus avancer, sans risquer de tomber dans quelque
précipice.
Cependant, la chaîne des monts Ourals n'atteint qu'une médiocre
hauteur. L'altitude de leur plus haut sommet ne dépasse pas cinq
mille pieds. Les neiges éternelles y sont inconnues, et celles
qu'un hiver sibérien entasse à leurs cimes se dissolvent
entièrement au soleil de l'été. Les plantes et les arbres y
poussent à toute hauteur. Ainsi que l'exploitation des mines de fer
et de cuivre, celle des gisements de pierres précieuses nécessite
un concours assez considérable d'ouvriers. Aussi, ces villages
qu'on appelle «zavody» s'y rencontrent assez fréquemment, et la
route, percée à travers les grands défilés, est aisément praticable
aux voitures de poste.
Mais ce qui est facile par le beau temps et en pleine lumière
offre difficultés et périls, lorsque les éléments luttent
violemment entre eux et qu'on est pris dans la lutte.
Michel Strogoff savait, pour l'avoir éprouvé déjà, ce qu'est un
orage dans la montagne, et peut-être trouvait-il, avec raison, ce
météore aussi redoutable que ces terribles chasse-neiges qui,
pendant l'hiver, s'y déchaînent avec une incomparable violence.
Au départ, la pluie ne tombait pas encore. Michel Strogoff avait
soulevé les rideaux de cuir qui protégeaient l'intérieur du
tarentass, et il regardait devant lui, tout en observant les côtés
de la route, que la lueur vacillante des lanternes peuplait de
fantasques silhouettes.
Nadia, immobile, les bras croisés, regardait aussi, mais sans se
pencher, tandis que son compagnon, le corps à demi hors de la
caisse, interrogeait à la fois le ciel et la terre.
L'atmosphère était absolument tranquille, mais d'un calme
menaçant. Pas une molécule d'air ne se déplaçait encore. On eût dit
que la nature, à demi étouffée, ne respirait plus, et que ses
poumons, c'est-à-dire ces nuages mornes et denses, atrophiés par
quelque cause, ne pouvaient plus fonctionner. Le silence eût été
absolu sans le grincement des roues du tarentass qui broyaient le
gravier de la route, le gémissement des moyeux et des ais de la
machine, l'aspiration bruyante des chevaux auxquels manquait
l'haleine, et le claquement de leurs pieds ferrés sur les cailloux
qui étincelaient au choc.
Du reste, route absolument déserte.
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