Lors même qu’il ne naviguait pas, ses rapports avec la maison Andrew créaient au capitaine John de nombreuses occupations. En outre des opérations de commerce auxquelles il prenait part, il avait eu à suivre la construction du trois-mâts dont il devait prendre le commandement. Avec quel zèle, on peut dire quel amour, il en surveillait les moindres détails ! Il y apportait les soins incessants du propriétaire, qui fait bâtir la maison où se passera toute sa vie. Et mieux encore, car le navire n’est pas seulement la maison, ce n’est pas seulement un instrument de la fortune, c’est l’assemblage de bois et de fer auquel va être confiée l’existence de tant d’hommes. N’est-ce pas, d’ailleurs, comme un fragment détaché du sol natal, qui y revient pour le quitter encore, et dont, malheureusement, la destinée n’est pas toujours d’achever sa carrière maritime au port où il est né !
Très souvent, Dolly accompagnait le capitaine John au chantier. Cette membrure qui se dressait sur la quille inclinée, ces courbes qui offraient l’aspect de l’ossature d’un gigantesque mammifère marin, ces bordages qui venaient s’ajuster, cette coque aux formes complexes, ce pont où se découpaient les larges panneaux destinés à l’embarquement et au débarquement de la cargaison, ces mâts, couchés à terre en attendant qu’ils fussent mis en place, les aménagements intérieurs, le poste de l’équipage, la dunette et ses cabines, tout cela n’était-il pas pour l’intéresser ? C’était la vie de John et de ses compagnons que le Franklin aurait à défendre contre les houles de l’océan Pacifique. Aussi n’y avait-il pas une planche à laquelle Dolly n’attachât quelque chance de salut par sa pensée, pas un coup de marteau, au milieu des fracas du chantier, qui ne retentît dans son cœur. John l’initiait à tout ce travail, lui disait la destination de chaque pièce de bois ou de métal, lui expliquait la marche du plan de construction. Elle l’aimait ce navire, dont son mari allait être l’âme, le maître après Dieu !… Et, parfois, elle se demandait pourquoi elle ne partait pas avec le capitaine, pourquoi il ne l’emmenait pas, pourquoi elle ne partageait pas les périls de sa campagne, pourquoi le Franklin ne la ramènerait pas en même temps que lui au port de San-Diégo ? Oui ! elle eût voulu ne point se séparer de son mari !… Et l’existence de ces ménages de marins, qui naviguent ensemble pendant de longues années, n’est-elle point depuis longtemps entrée dans les coutumes des populations du Nord, sur l’ancien comme sur le nouveau continent ?…
Mais il y avait Wat, le bébé, et Dolly pouvait-elle l’abandonner aux soins d’une nourrice, loin des caresses maternelles ?… Non !… Pouvait-elle l’emmener en mer, l’exposer aux éventualités d’un voyage si dangereux pour de petits êtres ?… Pas davantage !… Elle serait restée près de cet enfant, afin de lui assurer la vie après la lui avoir donnée, sans le quitter d’un instant, l’entourant d’affection et de tendresses, afin que, dans un épanouissement de santé, il pût sourire au retour de son père ! D’ailleurs, l’absence du capitaine John ne devait durer que six mois. Dès qu’il aurait rechargé à Calcutta, le Franklin reviendrait à son port d’attache. Et, d’ailleurs, ne convenait-il pas que la femme d’un marin prît l’habitude de ces séparations indispensables, dût son cœur ne s’y accoutumer jamais !
Il fallut donc se résigner, et Dolly se résigna. Mais, après le départ de John, aussitôt que le mouvement, qui faisait sa vie, eut cessé autour d’elle, combien l’existence lui eût paru vide, monotone, désolée, si elle ne se fût absorbée dans cet enfant, si elle n’eût concentré sur lui tout son amour.
La maison de John Branican occupait un des derniers plans de ces hauteurs, qui encadrent le littoral au nord de la baie. C’était une sorte de chalet, au milieu d’un petit jardin, planté d’orangers et d’oliviers, fermé d’une simple barrière de bois. Un rez-de-chaussée, précédé d’une galerie en retrait, sur laquelle s’ouvraient la porte et les fenêtres du salon et de la salle à manger, un étage avec balcon desservant la façade sur toute sa largeur, au-dessus le pignon que les arêtes du toit ornaient de leur élégant découpage, telle était cette habitation très simple et très attrayante. Au rez-de-chaussée, le salon et la salle à manger, meublés modestement ; au premier, deux chambres, celle de Mrs. Branican et celle de l’enfant ; derrière la maison, une petite annexe pour la cuisine et le service formaient la disposition intérieure du chalet. Prospect-House jouissait d’une situation exceptionnellement belle, grâce à son exposition au midi. La vue s’étendait sur la ville entière et à travers la baie jusqu’aux établissements de la pointe Loma. C’était un peu loin du quartier des affaires, sans doute ; mais ce léger désavantage était amplement racheté par l’emplacement de ce chalet, sa situation en bon air, que caressaient les brises du sud, chargées des senteurs salines du Pacifique.
C’est dans cette demeure que les longues heures de l’absence allaient s’écouler pour Dolly. La nourrice du bébé et une domestique suffisaient au service de la maison. Les seules personnes qui la fréquentaient étaient M. et Mrs. Burker – rarement Len, souvent Jane. M. William Andrew, comme il l’avait promis, rendait de fréquentes visites à la jeune femme, désireux de lui communiquer toutes les nouvelles du Franklin, qui arriveraient par voie directe ou indirecte. Avant que des lettres aient pu parvenir à destination, les journaux maritimes relatent les rencontres des navires, leurs relâches dans les ports, les faits de mer quelconques, qui intéressent les armateurs. Dolly serait donc tenue au courant. Quant aux relations du monde, aux rapports du voisinage, habituée à l’isolement de Prospect-House, elle ne les avait jamais recherchés. Une seule pensée remplissait sa vie, et, lors même que les visiteurs eussent afflué au chalet, il lui aurait paru vide, puisque John n’y était plus, et il resterait vide jusqu’à son retour.
Les premiers jours furent très pénibles. Dolly ne quittait pas Prospect-House, où Jane Burker venait quotidiennement la voir. Toutes deux s’occupaient du petit Wat et parlaient du capitaine John. Le plus ordinairement, lorsqu’elle était seule, Dolly passait une partie de la journée sur le balcon du chalet.
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