Vous vous êtes maquillés et, avec des grimaces sous du fard, avez tenté de donner les minutes touchantes des visages humains. Souvenirs et intimes désirs jamais assouvis et même non avoués, vous avez voulu tout concilier par le jeu de quelque logique.

L'art?

Laissez-moi rire.

Je pense à ces bals où le travesti est prétexte à corriger la nature. Ceux qui n'ont pas trouvé leur vérité tentent une autre existence. Toutes les vies manquées s'invertissent, pour un soir. Mais l'exhibitionnisme ne donne point d'ailleurs l'impression de quelque franchise ou de quelque réalité. Les femmes apparaissent sans hanche ni poitrine. Les hommes ont des croupes et des tétons. Or voici qu'une virilité soudain s'érecte et soulève en son beau milieu la robe d'une courtisane grecque. Hommes, femmes? On ne sait plus.

Il y a des maisons où ces fêtes se produisent plus de deux fois par an. De nocturnes garçons y règnent en tuniques, tutus et paniers qui étaient encore quelques années auparavant des petits bougres bien campés sur des pieds aux grosses chaussures. Jeunes maçons que l'innocence du plâtre désigna au désir d'un étranger, avant le règne des robustes Anglo-Saxons, vous aimiez pourtant les petites gonzesses bien balancées. Mais il y eut un coup d’œil, un mot, une promesse. Et puis il est si facile de se laisser caresser par n'importe quelle main, les yeux fermés. Alors on finit par trouver, sans s'apercevoir de rien, goût à la chose.

Certaine résolution prise, la vie, se dit-on, va, désormais, devenir bien facile. Et vite, de choisir dans tout ce qui a été vu, entendu, senti, deviné les éléments d'un rôle et d'imposer silence à tout ce qui rendrait précaire l'attitude.

Vie du corps, ou vie de l'esprit, ceux qui voulaient être, à tout prix, des satisfaits, se sont spécialisés. Ils sont d'une assez lourde paresse pour croire à la perfection dans la jouissance ou la réussite, et ne comprendront jamais qu'une telle perfection, si elle était humainement possible, ne légitimerait rien.

Mémoire l'ennemie, mémoire la bâtarde, tu as beau user de tous les trucs, t'opposer à la surprise, tes disciplines n'ont jamais empêché l'homme de se sentir finalement lésé, ni de souhaiter, même lorsqu'il faisait semblant d'être soumis, quelque révolution dans sa chair, son cœur, son intelligence, sa cité.

Les lois auxquelles nous nous condamnons par souvenir ne nous ont jamais rien apporté qui pût sembler juste en soi, et certains, de la créature d'amour à l'homme d'esprit, ont eu beau se fabriquer des codes, si subtiles soient les ressources de l'art du toucher ou de la conservation, jamais de toute leur science nous ne tirerons aucune joie. Les plus habiles caresses et les mots bien placés ne valent pas une main grossière, mais émue, ou trois syllabes qui s'envolent d'une phrase.

Or celui dont la mémoire ne peut se taire, même et surtout s'il entre avec elle en lutte pour ne plus permettre aucune contradiction à sa chair, son esprit, perdra jusqu'au dernier pouce de son innocence.

Enfant des faubourgs, gêné par le souvenir de la soupe sous la suspension de zinc et de porcelaine, couleur céladon, incapable de supporter l'image de la Nini d'autrefois, parce qu'il a trouvé beau le torse de ce jeune homme auquel il s'est vendu pour " rigoler ", pour " voir ", un matin il a brisé le mètre plié en quatre qui battait contre la jambe dans la poche du pantalon de gros velours. Un pot de crème adoucit le visage. Le soir, bal musette. Les étrangers aiment ces endroits comme Notre-Dame. Ils y vont avec la même conscience, mais comme on n'y vend pas des médailles, comme on n'y brûle pas de cierges, après plusieurs fines on achète un petit poisse. Le voyou apprend vite à choisir les plus jolies cravates. Il en a toute une collection. Il danse bien, il chante. Lui aussi il va faire de l'art. La tuberculose, la coco ont déjà creusé son visage mais pas encore affiné ses mains. Il a un camarade qu'il aime bien et contre qui il voudrait dormir tout nu, et sans rien faire, comme un bébé.

Mais voilà, il y a le travail. Comment oublierait-il le rôle qu'il s'est choisi?

Ils sont plusieurs gigolos qui s'efforcent à bien réciter, à bien chanter dans ce bar où des noctambules vont pour se divertir, s'encanailler.

L'un à cause de sa ressemblance avec certaine grande comédienne, dans une robe qui laisse, à chaque mouvement, voir une ligne de peau anémique entre le corsage et le vertugadin, incarne Célimène. Il y a deux ans, il était ouvrier plombier. Le voici coquette.