Avez-vous jamais réfléchi au sort du pauvre fonctionnaire qui, systématiquement, opiniâtrement, ne veut pas aller au bureau, et que la peur d’être mis à la porte hante, poursuit, torture, martyrise, d’un bout de la journée à l’autre ?
Le directeur : ― Ma foi non.
Monsieur Badin : ― Eh bien ! monsieur, c’est une chose épouvantable, et c’est là ma vie, cependant. Tous les matins, je me raisonne, je me dis : " Va au bureau, Badin ; voilà plus de huit jours que tu n’y es allé ! " Je m’habille, alors, et je pars ; je me dirige vers le bureau. Mais ouitche ! j’entre à la brasserie ; je prends un bock..., deux bocks..., trois bocks ! Je regarde marcher l’horloge, pensant : " Quand elle marquera l’heure, je me rendrai à mon ministère. " Malheureusement, quand elle a marqué l’heure, j’attends qu’elle marque le quart ; quand elle a marqué le quart, j’attends qu’elle marque la demie...
Le directeur : ― Quand elle a marqué la demie, vous vous donnez un quart d’heure de grâce...
Monsieur Badin : ― Parfaitement ! Après quoi je me dis : " Il est trop tard. J’aurais l’air de me moquer du monde. Ce sera pour une autre fois ! " Quelle existence ! Quelle existence ! Moi qui avais un si bon estomac, un si bon sommeil, une si belle gaieté, je ne prends plus plaisir à rien, tout ce que je mange me semble amer comme du fiel ! Si je sors, je longe les murs comme un voleur, l’œil aux aguets, avec la peur incessante de rencontrer un de mes chefs ! Si je rentre, c’est avec l’idée que je vais trouver chez le concierge mon arrêté de révocation ! Je vis sous la crainte du renvoi comme un patient sous le couperet !... Ah ! Dieu !...
Le directeur : ― Une question, monsieur Badin. Est-ce que vous parlez sérieusement ?
Monsieur Badin : ― J’ai bien le cœur à la plaisanterie !... Mais réfléchissez donc, monsieur le directeur. Les trois mille francs qu’on me donne ici, je n’ai que cela pour vivre, moi ! Que deviendrais-je, le jour, inévitable, hélas ! où on ne me les donnera plus ? Car, enfin, je ne me fais aucune illusion : j’ai trente-cinq ans, âge terrible où le malheureux qui a laissé échapper son pain doit renoncer à l’espoir de le retrouver jamais !... Oui, ah ! Ce n’est pas gai, tout cela ! Aussi, je me fais un sang ! Monsieur, j’ai maigri de vingt livres, depuis que je ne suis jamais au ministère ! (Il relève son pantalon). Regardez plutôt mes mollets, si on ne dirait pas des bougies. Et si vous pouviez voir mes reins ! des vrais reins de chat écorché ; c’est lamentable. Tenez, monsieur (nous sommes entre hommes, nous pouvons bien nous dire cela), ce matin, j’ai eu la curiosité de regarder mon derrière dans la glace. Eh bien ! j’en suis encore malade, rien que d’y penser. Quel spectacle ! Un pauvre petit derrière de rien du tout, gros à peine comme les deux poings !... Je n’ai plus de fesses, elles ont fondu ! Le chagrin, naturellement ; les angoisses continuelles, les affres !... Avec ça, je tousse la nuit, j’ai des transpirations ; je me lève des cinq et six fois pour aller boire au pot à eau !... (Hochant la tête) Ah ! ça finira mal, tout cela ; ça me jouera un mauvais tour.
Le directeur (ému) : ― Eh bien ! Mais, venez au bureau, monsieur Badin.
Monsieur Badin : ― Impossible, monsieur le directeur.
Le directeur : ― Pourquoi ?
Monsieur Badin : ― Je ne peux pas... Ça m’embête.
Le directeur : ― Si tous vos collègues tenaient ce langage...
Monsieur Badin (un peu sec) : ― Je vous ferai remarquer, monsieur le directeur, avec tout le respect que je vous dois, qu’il n’y a pas de comparaison à établir entre moi et mes collègues. Mes collègues ne donnent au bureau que leur zèle, leur activité, leur intelligence et leur temps : moi, c’est ma vie que je sacrifie ! (Désespéré.) Ah ! tenez, monsieur, ce n’est plus tenable !
Le directeur (se levant) : ― C’est assez mon avis.
Monsieur Badin (se levant également) : ― N’est-ce pas ?
Le directeur : ― Absolument. Remettez-moi votre démission ; je la transmettrai au ministre.
Monsieur Badin (étonné) : ― Ma démission ? Mais, Monsieur, je ne songe pas à démissionner ! je demande seulement une augmentation.
Le directeur : ― Comment, une augmentation !
Monsieur Badin (sur le seuil de la porte) : ― Dame, monsieur, il faut être juste. Je ne peux pourtant pas me tuer pour deux cents francs par mois.
A propos de l’auteur
Georges Courteline, un peu trop facilement qualifié d'auteur de boulevard, a créé une oeuvre d'un humour sensible et d'une grande mélancolie.
Maître du langage comique, il a montré dans ses très nombreuses pièces (plus de cents farces, il est vrai souvent très courtes), véritables tranches de vie comiques, la bêtise et les ridicules humains, révélant une tristesse profonde et une misanthropie certaine.
Courteline, maniant admirablement la langue française, savait varier les styles suivant les situations et les personnages, et n'hésitait pas à produire le rire en présentant des idées vulgaires en alexandrins, et inversement.
Ses pièces les plus célèbres sont : Boubouroche (1893), la Paix chez soi (1903), M. Badin (1897), le Commissaire est bon enfant (1899).Ses pièces ont notamment connu la gloire grâce à Antoine, qui en a créé plusieurs au Théâtre Libre.
A propos de ce livre
Ce livre électronique a été confectionné en mars 2012 par Claude Barret
La biographie de l’auteur a été empruntée au site du théâtre de l’Odéon
http://www.theatre-odeon.fr/fr/documentation/ressources/biographies/accueil-p-451.htm
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