Monsieur Badin

Georges Courteline

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Monsieur Badin
 
1897
 

Monsieur Badin

SCENE DE LA VIE DE BUREAU

Saynète en un acte

 

 

 

Le cabinet du directeur. Celui-ci, installé à sa table de travail, donne des signatures qu’il éponge aussitôt. Brusquement, il s’interrompt, allonge la main vers un cordon de sonnette. Sonnerie, à la cantonade.

La porte s’ouvre. Le garçon de bureau apparaît.

 

Le directeur : ― C’est vous, Ovide ?

Ovide : ― Oui, monsieur le directeur.

Le directeur : ― Est-ce que M. Badin est venu ?

Ovide : ― Oui, monsieur le directeur.

Le directeur (stupéfait) : ― M. Badin est là ?

Ovide : ― Parfaitement.

Le directeur : ― Réfléchissez à ce que vous dites. Je vous demande si monsieur Badin, l’expéditionnaire du troisième bureau, est à son poste, oui ou non.

Ovide : ― Monsieur le directeur, il y est !

Le directeur (soupçonneux) : ― Ovide, vous avez bu.

Ovide (désespéré) : ― Moi !...

Le directeur : ― Allons ! avouez la vérité ; je ne vous dirai rien pour cette fois.

Ovide (des larmes dans la voix) : ― Monsieur le directeur, je vous jure !... J’ai bu qu’un verre de coco.

Le directeur (à lui-même) : ― La présence de monsieur Badin au ministère constitue un tel phénomène, une telle anomalie !... Enfin, nous allons bien le voir. Allez me chercher monsieur Badin.

Ovide : ― Bien, monsieur le directeur.

(Il sort. Le directeur s’est remis à la besogne. Long silence. Enfin, à la porte trois petits coups.)

Le directeur : ― Entrez !

(Apparition de M. Badin)

Monsieur Badin (saluant jusqu’à terre) : ― Monsieur le directeur...

Le directeur (toujours plongé dans ses signatures) : ― Bonjour, monsieur Badin. Entrez donc, monsieur Badin, et prenez un siège, je vous en prie.

Monsieur Badin : ― Je suis confus...

Le directeur : ― Du tout, du tout. Dites-moi, monsieur Badin, voilà près de quinze jours que vous n’avez pas mis le pied à l’Administration.

Monsieur Badin (humble) : ― Ne m’en parlez pas !...

Le directeur ― Permettez ! C’est justement pour vous en parler, que je vous ai fait prier de passer à mon cabinet. Voilà, dis-je, près de quinze jours que vous n’avez pas mis le pied à l’Administration. Tenu au courant de votre absence par votre chef de bureau, et inquiet pour votre santé, j’ai envoyé six fois le médecin du ministère prendre chez vous de vos nouvelles. On lui a répondu six fois que vous étiez à la brasserie.

Monsieur Badin : ― Monsieur, on lui a menti. Mon concierge est un imposteur que je ferai mettre à la porte par le propriétaire.

Le directeur : ― Fort bien, monsieur Badin, fort bien : ne vous excitez pas ainsi.

Monsieur Badin : ― Monsieur, je vais vous expliquer. J’ai été retenu chez moi par des affaires de famille. J’ai perdu mon beau-frère...

Le directeur : ― Encore !

Monsieur Badin : ― Monsieur...

Le directeur : ― Ah çà ! monsieur Badin, est-ce que vous vous fichez de moi ?

Monsieur Badin : ― Oh !...

Le directeur : ― À cette heure, vous avez perdu votre beau-frère, comme déjà, il y a trois semaines, vous aviez perdu votre tante, comme vous aviez perdu votre oncle le mois dernier, votre père à la Trinité, votre mère à Pâques ! Sans préjudice, naturellement, de tous les cousins, cousines, et autres parents éloignés que vous n’avez cessé de mettre en terre à raison d’au moins un la semaine. Quel massacre ! non, mais quel massacre ! A-t-on idée d’une boucherie pareille !... Et je ne parle ici, notez bien, ni de la petite sœur qui se marie deux fois l’an, ni de la grande qui accouche tous les trois mois. Eh bien ! monsieur, en voilà assez. Que vous vous moquiez du monde, soit ! mais il y a des limites à tout, et si vous supposez que l’Administration vous donne deux mille quatre cents francs pour que vous passiez votre vie à marier les uns, à enterrer les autres, ou à tenir sur les fonts baptismaux, vous vous mettez le doigt dans l’œil !

Monsieur Badin : ― Monsieur le directeur...

Le directeur : ― Taisez-vous ! Vous parlerez quand j’aurai fini ! Vous êtes ici trois employés attachés à l’expédition : vous, M Soupe et M Fairbatu. M Soupe en est aujourd’hui à sa trente-septième année de service et il n’y a plus rien à attendre de lui que les preuves de sa vaine bonne volonté. Quant à M Fairbatu, c’est bien simple : il place des huiles en province !... Alors quoi ? Car voilà pourtant où nous en sommes, il est inouï de penser que sur trois expéditionnaires, l’un soit gâteux, le second voyageur de commerce et le troisième à l’enterrement depuis le jour de l’An jusqu’à la Saint Sylvestre !...