Le tout est de mettre la main dessus.
Ils furetèrent, et, en effet, au premier étage, dans la propre
chambre de la veuve Chupin, ils découvrirent une lanterne toute
garnie, si petite et si nette, que certainement elle n’était pas
destinée à d’honnêtes usages.
– Un véritable outil de filou, fit le père Absinthe avec un gros
rire.
L’outil était commode, en tout cas, les deux agents le
reconnurent lorsque, de retour au jardin, ils recommencèrent
méthodiquement leurs investigations.
Ils s’avancèrent un peu avec des précautions infinies.
Le vieil agent, debout, dirigeait au bon endroit la lumière de
la lanterne, et Lecoq, à genoux, étudiait les empreintes avec
l’attention d’un chiromancien s’efforçant de lire l’avenir dans la
main d’un riche client.
Un nouvel examen assura Lecoq qu’il avait bien vu. Il était
évident que deux femmes avaient quitté la Poivrière par
cette issue. Elles étaient sorties en courant, cette certitude
résultait de la largeur des enjambées, et aussi de la disposition
des empreintes.
La différence des traces laissées par les deux fugitives était
d’ailleurs si remarquable, qu’elle sauta aux yeux du père
Absinthe.
– Cristi !… murmura-t-il, une de ces gaillardes peut se
vanter d’avoir un joli pied au bout de la jambe.
Il avait raison. L’une des pistes trahissait un pied mignon,
coquet, étroit, emprisonné dans d’élégantes bottines, hautes de
talon, fines de semelles, cambrées outre mesure.
L’autre dénonçait un gros pied, court, qui allait en
s’élargissant vers le bout, chaussé de solides souliers très
plats.
Cette circonstance était bien peu de chose. Elle suffit pour
rendre à Lecoq toutes ses espérances, tant l’homme accueille
facilement les présomptions qui flattent ses désirs.
Palpitant d’anxiété, il se traîna sur la neige l’espace d’un
mètre, pour analyser d’autres vestiges, il se baissa, et aussitôt
laissa échapper la plus éloquente exclamation.
– Qu’y a-t-il ? interrogea vivement le vieux policier,
qu’as-tu vu ?
– Voyez vous-même, papa ; tenez, là…
Le bonhomme se pencha, et sa surprise fut si forte qu’il faillit
lâcher sa lanterne.
– Oh !… dit-il d’une voix étranglée, un pas
d’homme !…
– Juste. Et le gaillard avait de maîtresses bottes. Quelle
empreinte, hein ! Est-elle nette, est-elle pure !… On
peut compter les clous.
Le digne père Absinthe se grattait furieusement l’oreille, ce
qui est sa façon d’aiguillonner son intelligence paresseuse.
– Mais il me semble, hasarda-t-il enfin, que l’individu ne
sortait pas de ce cabaret de malheur.
– Parbleu !… la direction du pied le dit assez. Non, il
n’en sortait pas, il s’y rendait. Seulement, il n’a pas dépassé
cette place où nous sommes. Il s’avançait sur la pointe du pied, le
cou tendu, prêtant l’oreille, quand, arrivé ici, il a entendu du
bruit… la peur l’a pris, il s’est enfui.
– Ou bien, garçon, les femmes sortaient comme il arrivait, et
alors…
– Non. Les femmes étaient hors du jardin quand il y a
pénétré.
L’assertion, pour le coup, sembla au bonhomme par trop
audacieuse.
– Ça, fit-il, on ne peut pas le savoir.
– Je le sais, cependant, et de la façon la plus positive. Vous
doutez, papa !… C’est que vos yeux vieillissent. Approchez un
peu votre lanterne, et vous constaterez que là… oui, vous y êtes,
notre homme a posé sa grosse botte juste sur une des empreintes de
la femme au petit pied, et l’a aux trois quarts effacée.
Cet irrécusable témoignage matériel stupéfia le vieux
policier.
– Maintenant, continua Lecoq, ce pas est-il bien celui du
complice que le meurtrier espérait ?… Ne serait-ce pas celui
de quelque rôdeur de terrain vague attiré par les coups de
feu ?… C’est ce qu’il nous faut savoir … et nous le saurons.
Venez !…
Une clôture de lattes entre-croisées, d’un peu plus d’un mètre
de haut, assez semblable à celles qui défendent l’accès des lignes
de chemins de fer, séparait des terrains vagues le jardinet de la
veuve Chupin.
Quand Lecoq avait tourné le cabaret pour cerner le meurtrier, il
était venu se heurter contre cette barrière, et, tremblant
d’arriver trop tard, il l’avait franchie, au grand détriment de son
pantalon, sans se demander seulement s’il existait une issue.
Il en existait une. Un léger portillon de lattes, comme le
reste, tournant dans des gonds de gros fil de fer, maintenu par un
taquet de bois, permettait d’entrer et de sortir de ce côté.
Eh bien ! c’est droit à ce portillon que les pas marqués
sur la neige conduisirent les deux agents de la sûreté.
Cette particularité devait frapper le jeune policier. Il
s’arrêta court.
– Oh !… murmura-t-il comme en aparté, ces deux femmes ne
venaient pas ce soir à la Poivrière pour la première
fois.
– Tu crois, garçon ? interrogea le père Absinthe.
– Je l’affirmerais presque. Comment, sans l’habitude des êtres
de ce bouge, soupçonner l’existence de cette issue ?
L’aperçoit-on, par cette nuit obscure, avec ce brouillard
épais ? Non, car moi qui, sans me vanter, ai de bons yeux, je
ne l’ai pas vue….
– Ça, c’est vrai !…
– Les deux femmes y sont venues, pourtant, sans hésitation, sans
tâtonnements, en ligne directe ; et notez qu’il leur a fallu
traverser diagonalement le jardin.
Le vétéran eût donné quelque chose pour avoir une petite
objection à présenter, le malheur est qu’il n’en trouva pas.
– Par ma foi ! fit-il, tu as une drôle de manière de
procéder. Tu n’es qu’un conscrit, je suis un vieux de la vieille,
j’ai assisté, en ma vie, à plus d’enquêtes que tu n’as d’années, et
jamais je n’ai vu….
– Bast !… interrompit Lecoq, vous en verrez bien d’autres.
Par exemple, je puis vous apprendre, pour commencer, que si les
femmes savaient la situation exacte du portillon, l’homme ne la
connaissait que par ouï-dire….
– Oh ! pour le coup !…
– Cela se démontre, papa. Étudiez les empreintes du gaillard, et
vous qui êtes malin, vous reconnaîtrez qu’en venant il a diablement
dévié. Il était si peu sûr de son affaire que, pour trouver
l’ouverture il a été obligé de la chercher, les mains en avant… et
ses doigts ont laissé des traces sur la mince couche de neige qui
recouvre la clôture.
Le bonhomme n’eût point été fâché de se rendre compte par
lui-même, ainsi qu’il le disait, mais Lecoq était pressé.
– En route, en route ! dit-il, vous vérifierez mes
assertions une autre fois….
Ils sortirent alors du jardinet, et s’attachèrent aux empreintes
qui remontaient vers les boulevards extérieurs, en appuyant
toutefois un peu sur la droite dans la direction de la rue du
Patay.
Point n’était besoin d’une attention soutenue. Personne, hormis
les fugitifs, ne s’était aventuré dans ces parages déserts depuis
la dernière tombée de neige. Un enfant eût suivi la voie, tant elle
était claire et distincte.
Quatre empreintes, très différentes, formaient la piste : deux
étaient celles des femmes ; les deux, autres, l’une à l’aller,
l’autre au retour, avaient été laissées par l’homme.
À diverses reprises, ce dernier avait posé le pied juste sur les
pas des deux femmes, les effaçant à demi, et ainsi il ne pouvait
subsister de doutes quant à l’instant précis de la soirée où il
était venu épier.
À cent mètres environ de la Poivrière, Lecoq saisit
brusquement le bras de son vieux collègue.
– Halte !… commanda-t-il, nous approchons du bon endroit,
j’entrevois des indices positifs.
L’endroit était un chantier abandonné, ou plutôt la réserve d’un
entrepreneur de bâtisses. Il s’y trouvait déposés selon le caprice
des charretiers quantité d’énormes blocs de pierre, les uns
travaillés, les autres bruts, et bon nombre de grandes pièces de
bois grossièrement équarries.
Devant un de ces madriers, dont la surface avait été essuyée,
toutes les empreintes se rejoignaient, se mêlaient et se
confondaient.
– Ici, prononça le jeune policier, nos fugitives ont rencontré
l’homme, et tenu conseil avec lui. L’une d’elles, celle qui a les
pieds si petits, s’est assise.
– C’est ce dont nous allons nous assurer plus amplement, fit
d’un ton entendu le père Absinthe.
Mais son compagnon coupa court à ces velléités de
vérification.
– Vous, l’ancien, dit-il, vous allez me faire l’amitié de vous
tenir tranquille ; passez-moi la lanterne et ne bougez
plus…
Le ton modeste de Lecoq était devenu soudainement si impérieux
que le bonhomme n’osa lui résister.
Comme le soldat au commandement de fixe, il resta planté sur ses
jambes, immobile, muet, penaud, suivant d’un œil curieux et ahuri
les mouvements de son collègue.
Libre de ses allures, maître de manœuvrer la lumière selon la
rapidité de ses idées, le jeune policier explorait les environs
dans un rayon assez étendu.
Moins inquiet, moins remuant, moins agile, est le limier qui
quête.
Il allait, venait, tournait, s’écartait, revenait encore,
courant ou s’arrêtant sans raison apparente ; il palpait, il
scrutait, il interrogeait tout : le terrain, les bois, les pierres
et jusqu’aux plus menus objets ; tantôt debout, le plus
souvent à genoux, quelquefois à plat ventre, le visage si près de
terre que son haleine devait faire fondre la neige.
Il avait tiré un mètre de sa poche, et il s’en servait avec une
prestesse d’arpenteur, il mesurait, mesurait, mesurait….
Et tous ces mouvements, il les accompagnait de gestes bizarres
comme ceux d’un fou, les entrecoupant de jurons ou de petits rires,
d’exclamations de dépit ou de plaisir.
Enfin, après un quart d’heure de cet étrange exercice, il revint
près du père Absinthe, posa sa lanterne sur le madrier, s’essuya
les mains à son mouchoir et dit :
– Maintenant, je sais tout.
– Oh !… c’est peut-être beaucoup.
– Quand je dis tout, je veux dire tout ce qui se rattache à cet
épisode du drame qui là-bas, chez la veuve Chupin, s’est dénoué
dans le sang. Ce terrain vague, couvert de neige, est comme une
immense page blanche où les gens que nous recherchons ont écrit,
non-seulement leurs mouvements et leurs démarches, mais encore
leurs secrètes pensées, les espérances et les angoisses qui les
agitaient. Que vous disent-elles, papa, ces empreintes
fugitives ? Rien. Pour moi, elles vivent comme ceux qui les
ont laissées, elles palpitent, elles parlent, elles
accusent !…
À part soi, le vieil agent de la sûreté se disait :
– Certainement, ce garçon est intelligent ; il a des
moyens, c’est incontestable, seulement il est toqué.
– Voici donc, poursuivait Lecoq, la scène que j’ai lue. Pendant
que le meurtrier se rendait à la Poivrière, avec les deux
femmes, son compagnon, je l’appellerai son complice, venait
l’attendre ici. C’est un homme d’un certain âge, de haute taille, –
il a au moins un mètre quatre-vingts, – coiffé d’une casquette
molle, vêtu d’un paletot marron de drap moutonneux, marié très
probablement, car il porte une alliance au petit doigt de la main
droite….
Les gestes désespérés de son vieux collègue le contraignirent de
s’arrêter.
Ce signalement d’un individu dont l’existence n’était que bien
juste démontrée, ces détails précis donnés d’un ton de certitude
absolue, renversaient toutes les idées du père Absinthe et
renouvelaient ses perplexités.
– Ce n’est pas bien, grondait-il, non, ce n’est pas délicat. Tu
me parles de gratification, je prends la chose au sérieux, je
t’écoute, je t’obéis en tout … et voilà que tu te moques de moi.
Nous trouvons quelque chose, et au lieu d’aller de l’avant, tu
t’arrêtes à conter des blagues….
– Non, répondit le jeune policier, je ne raille pas et je ne
vous ai rien dit encore dont je ne sois matériellement sûr, rien
qui ne soit la stricte et indiscutable vérité.
– Et tu voudrais que je croie….
– Ne craignez rien, papa, je ne violenterai pas vos convictions.
Quand je vous aurai dit mes moyens d’investigation, vous rirez de
la simplicité de ce qui, en ce moment, vous semble
incompréhensible.
– Va donc, fit le bonhomme d’un ton résigné.
– Nous en étions, mon ancien, au moment où le complice montait
ici la garde, et le temps lui durait. Pour distraire son
impatience, il faisait, les cent pas le long de cette pièce de
bois, et par instants il suspendait sa monotone promenade pour
prêter l’oreille.
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