Ses Noirs lui étaient profondément dévoués, et il attendait, non sans impatience, que les circonstances lui permissent de les affranchir. Son beau-frère, à peu près du même âge, s'occupait plus spécialement de la comptabilité de Camdless-Bay. Edward Carrol s'entendait parfaitement avec lui en toutes choses, et partageait sa manière de voir sur la question de l'esclavage.

Il n'y avait donc que le régisseur Perry qui fût d'un avis contraire au milieu de ce petit monde de Camdless-Bay. Il ne faudrait pas croire pourtant que ce digne homme maltraitât les esclaves. Bien au contraire. Il cherchait même à les rendre aussi heureux que le comportait leur condition.

« Mais, disait-il, il y a des contrées, dans les pays chauds, où les travaux de la terre ne peuvent être confiés qu'à des Noirs. Or, des Noirs, qui ne seraient pas esclaves, ne seraient plus des Noirs ! »

Telle était sa théorie qu'il discutait toutes les fois que l'occasion s'en présentait. On la lui passait volontiers, sans en jamais tenir compte. Mais, à voir le sort des armes qui favorisait les anti-esclavagistes, Perry ne dérageait plus. Il « s'en passerait de belles » à Camdless-Bay, quand M. Burbank aurait affranchi ses Nègres.

On le répète, c'était un excellent homme, très courageux aussi. Et quand James Burbank et Edward Carrol avaient fait partie de ce détachement de la milice, nommé les « minute-men » les hommes-minutes, parce qu'ils devaient être prêts à partir à tout instant, il s'était bravement joint à eux contre les dernières bandes des Séminoles.

Mme Burbank, à cette époque ne portait pas les trente-neuf ans de son âge. Elle était encore fort belle. Sa fille devait lui ressembler un jour. James Burbank avait trouvé en elle une compagne aimante, affectueuse, à laquelle il devait pour une grande part le bonheur de sa vie. La généreuse femme n'existait que pour son mari, pour ses enfants qu'elle adorait et au sujet desquels elle éprouvait les plus vives craintes, étant donné les circonstances qui allaient amener la guerre civile jusqu'en Floride. Et si Diana, ou mieux Dy, comme on l'appelait familièrement, fillette de six ans, gaie, caressante, tout heureuse de vivre, demeurait à Castle-House près de sa mère, Gilbert n'y était plus. De là, d'incessantes angoisses que Mme Burbank ne pouvait pas toujours dissimuler.

Gilbert était un jeune homme, ayant alors vingt-quatre ans, dans lequel on retrouvait les qualités morales de son père avec un peu plus d'épanchement, et les qualités physiques avec un peu plus de grâce et de charme. Un hardi compagnon, d'ailleurs, très rompu à tous les exercices du corps, très habile aussi en équitation comme en navigation ou en chasse. À la grande terreur de sa mère, les immenses forêts et les marais du comté de Duval avaient été trop souvent le théâtre de ses exploits non moins que les criques et les passes du Saint-John, jusqu'à l'extrême bouche de Pablo. Aussi, Gilbert se trouvait-il naturellement entraîné et fait à toutes les fatigues du soldat, quand furent tirés les premiers coups de feu de la guerre de Sécession. Il comprit que son devoir l'appelait parmi les troupes fédérales et n'hésita pas. Il demanda à partir. Quelque chagrin que cela dût causer à sa femme, quelque danger même que pût comporter cette situation, James Burbank ne songea pas un instant à contrarier le désir de son fils. Il pensa, comme lui, que c'était là un devoir et le devoir est au-dessus de tout.

Gilbert partit donc pour le Nord, mais son départ fut tenu aussi secret que possible. Si l'on eût su à Jacksonville que le fils de James Burbank avait pris du service dans l'armée nordiste, cela eût pu attirer des représailles sur Camdless-Bay. Le jeune homme avait été recommandé à des amis que son père avait encore dans l'État de New-Jersey. Ayant toujours montré du goût pour la mer, on lui procura facilement un engagement dans la marine fédérale. On avançait rapidement en ce temps-là, et comme Gilbert n'était pas de ceux qui restent en arrière, il marcha d'un bon pas. Le gouvernement de Washington avait les yeux sur ce jeune homme qui, dans la position où se trouvait sa famille, n'avait pas craint de venir lui offrir ses services. Gilbert se distingua à l'attaque du fort Sumter.