Les questions à poser de part et d’autre ne manquaient pas – non plus que les dernières nouvelles à échanger sur les déplacements de Mrs Shaw en Italie. L’intérêt des propos tenus, la simplicité sans prétention qui régnait au presbytère et surtout la proximité de Margaret contribuèrent à faire oublier à Mr Lennox la légère déception qu’il avait éprouvée en constatant qu’elle n’avait dit que la stricte vérité lorsqu’elle avait décrit la situation de son père comme étant très modeste.
« Margaret, mon enfant, tu aurais pu nous cueillir des poires pour le dessert », dit Mr Hale au moment où l’on plaçait sur la table une bouteille de vin fraîchement décantée, un luxe en l’honneur de leur hôte.
Mrs Hale fut embarrassée. La remarque laissait entendre que les desserts étaient choses impromptues et inusitées au presbytère ; alors que si Mr Hale s’était donné la peine de regarder derrière lui, il aurait vu des biscuits, de la marmelade, etc., disposés comme il se devait sur le buffet. Mais l’idée des poires avait pris possession de l’esprit de Mr Hale, et n’allait pas se laisser balayer si aisément.
« Il y a contre le mur du Sud quelques beurré-hardy qui valent tous les fruits exotiques et conserves du monde. Cours, Margaret, et cueille-nous-en quelques-unes.
– Et si nous nous rendions au jardin pour les y manger ? suggéra Mr Lennox. Rien n’égale le plaisir de mordre dans un fruit juteux et ferme, encore tout chaud et parfumé de soleil. Le malheur, c’est que les guêpes ont l’impudence de nous le disputer, ce plaisir, même à son comble. »
Il se leva comme s’il s’apprêtait à suivre Margaret, qui avait disparu par la porte-fenêtre, n’attendant que la permission de Mrs Hale. Celle-ci eût préféré terminer le déjeuner comme il convenait, en continuant à observer le cérémonial qui y avait présidé sans heurt jusqu’alors, d’autant que Dixon et elle avaient sorti les rince-doigts de la réserve afin de faire preuve de toute la bienséance qu’on attendait de la sœur de la veuve du général Shaw ; mais Mr Hale venait de se lever et se préparait à accompagner son hôte, aussi n’eut-elle d’autre choix que de se soumettre.
« Je vais m’armer d’un couteau, annonça Mr Hale ; les jours où je mangeais un fruit de la façon primitive que vous décrivez sont pour moi révolus. Pour l’apprécier, je dois d’abord le peler, puis le couper en quartiers. »
Margaret disposa les poires sur une feuille de betterave en guise d’assiette, ce qui mettait admirablement en valeur leur couleur brun doré. Le regard de Mr Lennox se posait plus longuement sur Margaret que sur les fruits ; en revanche, Mr Hale, bien décidé à ne pas perdre une miette de ces instants parfaits et joyeux volés à son anxiété, choisit avec délicatesse le meilleur fruit et s’assit sur le banc du jardin pour le savourer à loisir. Margaret et Mr Lennox longèrent la petite terrasse sous le mur orienté au Sud, où les abeilles bourdonnaient toujours et continuaient à s’activer dans leurs ruches.
« Quelle existence idéale vous semblez mener ici ! Jusqu’à présent, j’avais toujours éprouvé un certain mépris pour les poètes, qui rêvent d’“une chaumière au pied d’une colline” et toutes choses du même ordre, mais je dois reconnaître que la vérité, c’est que je n’ai jamais été qu’un pur Londonien. En cet instant précis, j’ai le sentiment que vingt années d’études juridiques acharnées seraient amplement récompensées par une seule année de la vie délicieuse et sereine que l’on mène ici ! Ce ciel ! s’exclama-t-il en levant les yeux, ces feuillages rouge et ambre, si totalement immobiles ! » poursuivit-il en désignant quelques grands arbres de la forêt qui entouraient le jardin comme un nid.
« Ah ! mais il vous faut vous souvenir que nos cieux ne sont pas toujours d’un bleu aussi profond qu’aujourd’hui. Nous avons de la pluie et nos feuilles tombent et s’imprègnent d’eau ; malgré tout, je trouve que Helstone est l’un des endroits les plus parfaits au monde. Rappelez-vous le dédain avec lequel vous avez accueilli la description que j’en avais faite un soir à Harley Street, “un village de conte de fées”.
– Du dédain, Margaret ! Le mot n’est-il pas excessif ?
– Peut-être. Mais je sais que j’aurais aimé vous faire part de ce dont mon cœur débordait à l’époque, et vous… comment dois-je décrire vos propos à présent ?… vous avez parlé de Helstone avec sarcasme, comme d’un quelconque village de conte de fées.
– Jamais je ne recommencerai », dit-il sur un ton pénétré. Ils tournèrent à l’angle de la terrasse.
« Margaret, si j’osais… » Il s’interrompit et hésita. Pour un avocat à la parole facile, il lui était si inhabituel d’hésiter que Margaret leva les yeux et le regarda, passablement étonnée et intriguée ; mais aussitôt, percevant chez lui une émotion qu’elle ne pouvait définir au juste, elle souhaita être auprès de sa mère, de son père, en un mot, ailleurs, car elle avait la certitude qu’il s’apprêtait à dire une chose à laquelle elle ne saurait que répondre. L’instant d’après, sa solide fierté naturelle lui permit de dominer son agitation subite, dont elle espérait qu’il ne l’avait pas remarquée. Bien sûr qu’elle était capable de répondre et de trouver la réplique appropriée ; de plus, c’était chez elle une réaction mesquine et méprisable que de redouter quelque discours que ce fût, comme si elle n’avait pas le pouvoir d’y mettre un terme du haut de sa dignité virginale et féminine.
« Margaret », reprit-il et, la prenant au dépourvu, il s’empara soudain de sa main, si bien qu’elle fut forcée de s’immobiliser et d’écouter, fâchée de sentir son cœur palpiter tout ce temps. « Margaret, j’aimerais vous voir moins attachée à Helstone, moins sereine et heureuse ici. Ces trois derniers mois, j’ai espéré que vous regretteriez un peu Londres, et vos amis de Londres, assez même pour vous convaincre d’écouter avec plus d’indulgence » – car elle s’efforçait doucement, mais fermement, de dégager sa main de l’étreinte de Mr Lennox – « un homme qui n’a pas grand-chose à offrir, il est vrai, hormis ses perspectives d’avenir, mais qui vous aime, Margaret, presque malgré lui. Margaret, vous ai-je un peu trop surprise ? Parlez ! » Il voyait en effet ses lèvres trembler, elle semblait près de fondre en larmes. Au prix d’un gros effort, elle recouvra son calme, et ne répondit que lorsqu’elle eut réussi à maîtriser sa voix. Alors elle dit :
« Oui, vous m’avez surprise. Je ne soupçonnais pas que vous aviez pour moi de tels sentiments. J’ai toujours pensé à vous comme à un ami ; et je vous en prie, je préférerais qu’il continue à en être ainsi. Je n’aime pas que l’on me parle comme vous venez de le faire. Je ne puis vous répondre ce que vous aimeriez m’entendre dire, et pourtant, je serais désolée de vous fâcher.
– Margaret », répéta-t-il en en scrutant ses yeux. Elle lui rendit son regard avec une candeur qui traduisait sa totale bonne foi et la répugnance qu’elle éprouvait à blesser. « Est-ce que… » Il allait dire : « Vous en aimez un autre ? ».
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