Ils regagnèrent la maison afin que Mr Lennox prenne congé de Mrs Hale. Au dernier moment, la véritable nature de ce dernier apparut derrière la carapace.
« Margaret, ne me méprisez pas. J’ai un cœur, malgré tous ces discours hors de propos. La preuve en est que je crois vous aimer plus que jamais – si je ne vous hais point – à cause du dédain avec lequel vous m’avez écouté pendant cette dernière demi-heure. Au revoir, Margaret… Margaret ! »
CHAPITRE IV
Doutes et difficultés
Oh, jette-moi sur une grève nue
Où je ne verrai rien de plus
Q’une triste épave oubliée,
Mais si tu y es, ô seigneur
Le bruit de la mer déchaînée
Ne me paraîtra que douceur
Habington12.
Il était parti. On avait fermé la maison pour la nuit. Plus de ciel bleu profond ni de teintes cramoisies ou ambre. Margaret monta s’habiller pour un thé servi de bonne heure et trouva Dixon de fort méchante humeur à cause de l’interruption que la visite avait provoquée dans une journée bien remplie. Elle manifesta son déplaisir en coiffant Margaret à grands coups de brosse vengeurs et pressés, sous prétexte qu’elle devait se rendre auprès de Mrs Hale toutes affaires cessantes. Ce qui n’empêcha pas Margaret d’attendre longtemps au salon avant que sa mère ne descende. Elle resta seule près du feu, sans allumer les chandelles posées derrière elle, et repensa à la journée, à l’agrément de la promenade et de la séance d’aquarelle, au déjeuner charmant et enjoué, et à ce tour de jardin aussi pénible que navrant.
Que les hommes étaient donc différents des femmes ! Voilà qu’elle était troublée et malheureuse parce que son instinct lui avait dicté de réagir par une fin de non-recevoir ; alors que Henry Lennox, à peine quelques minutes après avoir essuyé un refus de ce qui aurait dû être la proposition la plus solennelle et la plus sacrée de sa vie, s’était montré capable de parler comme si les procès et le succès, avec son cortège de conséquences superficielles – une belle maison, la compagnie d’amis spirituels et plaisants –, étaient les seuls objets avoués de ses désirs. Ah, Dieu, comme elle eût pu l’aimer s’il avait été un tant soit peu différent. À la réflexion, elle percevait que ladite différence était notable et profonde. Puis elle se dit qu’après tout, son ton léger n’avait peut-être été qu’une feinte, car si c’était elle qui, amoureuse, s’était vue rejeter, une amère déception lui eût déchiré le cœur.
Sa mère entra dans la pièce avant qu’elle ait pu mettre un ordre quelconque dans ce tourbillon de pensées. Margaret dut chasser de son esprit ce qui avait été dit et fait pendant la journée et se transformer en auditrice attentive tandis que sa mère lui rapportait les doléances de Dixon, qui se plaignait de ce que le molleton pour le repassage avait encore été brûlé ; et lui parlait de Susan Lightfoot, qu’on avait vue coiffée d’un chapeau garni de fleurs artificielles, preuve manifeste d’un caractère vaniteux et volage. Mr Hale, pensif, buvait son thé en silence. Margaret était la seule à formuler des réponses. Elle se demanda comment son père et sa mère pouvaient être si oublieux de leur visiteur et indifférents à son égard au point de ne jamais mentionner son nom. Elle oubliait que ce n’était pas à eux qu’il avait proposé le mariage.
Après le thé, Mr Hale se leva. Absorbé dans ses pensées, il appuya son coude sur le manteau de la cheminée, posa sa tête sur sa main et laissa de temps à autre échapper un profond soupir. Mrs Hale sortit consulter Dixon à propos de vêtements à distribuer aux pauvres pour l’hiver. Margaret prépara l’ouvrage de sa mère, en redoutant la soirée qui s’annonçait longue, et en souhaitant que vienne l’heure de se coucher, pour pouvoir repenser aux événements de la journée.
« Margaret », dit enfin Mr Hale sans préambule et sur un ton pressant qui la fit sursauter. « Cette tapisserie est-elle d’une grande urgence ? Enfin, peux-tu la laisser pour venir dans mon bureau ? Je veux te parler d’une affaire très grave qui nous concerne tous. »
« Qui nous concerne tous. » Mr Lennox n’avait pas eu l’occasion de parler en privé à son père après qu’elle avait refusé son offre, sinon cela eût été en effet une affaire très grave. En premier lieu, Margaret se sentait coupable et honteuse d’avoir atteint un âge où elle pouvait être demandée en mariage ; en second lieu, elle craignait que son père ne soit mécontent qu’elle ait décliné de son propre chef la proposition de Mr Lennox. Mais elle s’aperçut bientôt que ce dont son père souhaitait l’entretenir n’était pas un événement récent et soudain qui avait pu susciter des réflexions complexes. Il la fit asseoir à côté de lui, tisonna le feu, moucha les chandelles et poussa un ou deux soupirs avant de se décider enfin à articuler d’une voix saccadée : « Margaret ! Je vais quitter Helstone.
– Quitter Helstone, papa ! Mais pourquoi ? »
Mr Hale ne répondit pas tout de suite. Il joua d’une main nerveuse et brouillonne avec des papiers sur la table, ouvrit à plusieurs reprises la bouche pour parler, mais la referma chaque fois sans avoir eu le courage de prononcer un mot. Incapable de supporter le spectacle de cette indécision, encore plus pénible pour son père que pour elle, Margaret demanda :
« Mais pourquoi, cher papa ? Dites-le-moi, je vous en prie ! »
Il leva soudain les yeux vers elle et dit d’une voix lente et volontairement calme :
« Parce que je ne puis plus être ministre de l’église anglicane. »
Margaret s’était imaginée pour le moins que l’une des promotions que sa mère désirait tant avait enfin été attribuée à son père –le forçant ainsi à quitter son beau hameau bien-aimé pour aller vivre dans l’une de ces majestueuses et silencieuses enceintes de cathédrales que Margaret avait parfois vues dans les villes épiscopales. C’étaient des lieux solennels et imposants, mais s’il fallait pour y vivre renoncer à jamais à habiter Helstone, ce serait un chagrin durable et tenace. Cependant, ce n’était rien comparé au choc suscité par la dernière réplique de Mr Hale.
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