Mon amour de l'absolu saignait, au milieu de ces niaiseries, si grosses d'importance le matin, si oubliées le soir. Lorsque je rêvais quelque coup de pouce éternel donné dans le granit, quelque oeuvre de vie plantée debout à jamais, je soufflais des bulles de savon que crevait l'aile des mouches ronflantes au soleil. J'aurais glissé à l'hébétement d'un métier si, dans mon amour de la force, je n'avais eu une consolation, celle de cette production incessante, qui me rompait à toutes les fatigues.
Puis, mou amie, j'étais armé en guerre. Tu ne saurais croire les soulèvements de colère que la sottise produisait en moi. J'avais la passion de mes opinions, j'aurais voulu enfoncer mes croyances dans la gorge des autres. Un livre me rendait malade, un tableau me désespérait comme une catastrophe publique; je vivais dans une bataille continue d'admiration et de mépris. En dehors des lettres, en dehors de l'art, le monde n'était plus. Et quels coups de plume, quels chocs furieux pour faire la place nette! Aujourd'hui, je hausse les épaules. Je suis un vieil endurci dans le mal, j'ai gardé ma foi, je crois même être plus intraitable encore; mais je me contente de m'enfermer et de travailler. C'est la seule façon de discuter sainement; car les oeuvres ne sont que des arguments, dans l'éternelle discussion du beau.
Tu penses bien que je ne suis pas sorti intact de la bataille. J'ai des cicatrices un peu partout, je te l'ai dit, au cerveau et au coeur. Je ne riposte plus, j'attends qu'on s'habitue à mon air. Peut-être ainsi pourrai-je te revenir entier. C'est que, mon amie, j'ai quitté nos galants sentiers d'amoureux, où les fleurs poussent, où l'on ne cueille que des sourires. J'ai pris la grand'route, grise de poussière, aux arbres maigres; je me suis même, je le confesse, arrêté curieusement devant des chiens crevés, au coin des bornes; j'ai parlé de vérité, j'ai prétendu qu'on pouvait tout écrire, j'ai voulu prouver que l'art est dans la vie et non ailleurs. Naturellement, on m'a poussé au ruisseau. Moi, Ninon, moi qui ai employé ma jeunesse à glaner pour ton corsage les paquerettes et les bluets!
Tu me pardonneras mes infidélités d'amant. Les hommes ne peuvent rester toujours dans les jupes des filles. Il vient une heure où vos fleurs sont trop douces. Tu te rappelles la pâle soirée d'automne, la soirée de nos adieux? C'est au sortir de tes bras frêles, que la vérité m'a emporté dans ses dures mains. J'ai été fou d'analyse exacte. Après les travaux courants, je prenais mes nuits, j'écrivais page à page les livres qui me hantaient. Si j'ai un orgueil, j'ai celui de cette volonté, dont l'effort m'a tiré lentement des besognes du métier. J'ai mangé, sans rien vendre de mes croyances. Je te devais ces confidences, à toi qui as le droit de savoir quel homme est devenu l'enfant dont tu as protégé les débuts.
Aujourd'hui, ma seule souffrance est d'être seul. Le monde finit à la grille de mon jardin. Je me suis enfermé chez moi pour ne mettre que le travail dans ma vie, et je me suis si bien enfermé, que personne ne vient plus. C'est pourquoi, ma chère âme, j'ai évoqué ton souvenir, au milieu de la lutte. J'étais trop seul, après dix ans de séparation; je voulais te revoir, te baiser les cheveux, te dire que je t'aime toujours. Cela me soulage.
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