Aie soin seulement que je ne cogne pas ma tête au mur.

 

Il est tombé tout d’une pièce, terriblement, comme un arbre. Elle a entendu sonner son menton sur la terre… Comment peut-on s’abattre ainsi sans se tuer ? Puis elle a vu se creuser ses reins, il s’est retourné face au plafond, les yeux blancs, le nez pincé, plus blême que le reste de la figure. Et puis, voilà qu’il s’est raidi de nouveau, appuyé au sol de la nuque et des talons, avec un soupir étrange comme d’un soufflet crevé. La large poitrine, immobilisée dans le spasme, se dilate lentement, si fort que les côtes ont l’air de crever la peau. Il reste ainsi un moment, jusqu’à ce que de sa bouche tordue sorte un flot d’alcool, mêlé d’écume. Aussitôt ses traits s’apaisent, et, dans le calme retrouvé, gardent une telle expression de souffrance et d’étonnement qu’il ressemble à un enfant mort.

 

Mouchette s’est accroupie auprès de lui, à la hauteur de ses épaules. Que faire ? Elle n’a jamais vu de cadavre ainsi étendu, à même la terre nue, un mort sans lit, sans suaire, sans buis bénit dans la soucoupe de faïence, et le marmottement des vieilles femmes, des veilleuses funèbres, aussi affairées autour d’un cadavre qu’auprès d’une mère en couches. D’ailleurs, elle ne se sent capable de rien, la fatalité de ces événements incompréhensibles l’accable. Elle essaie vainement de les rassembler dans sa mémoire, ils s’y confondent en un désordre inextricable, capable d’engendrer l’épouvante si le sentiment qui l’attache ici n’était beaucoup plus fort que la peur. Elle a osé glisser une main entre la nuque du mort et le sol de terre battue.

 

Comme cette tête est légère ! La moindre pression du doigt la fait tressaillir, l’incline à droite ou à gauche. Elle la presse le plus doucement qu’elle peut entre ses paumes, la soulève délicatement. Les paupières sont closes maintenant, la bouche esquisse une espèce de sourire. Elle l’essuie d’un coin de son tablier. Il lui semble qu’au-dedans d’elle, sa vie sourit du même sourire. Elle ne souhaite rien. Si l’idée lui était venue alors de poser ses lèvres sur le front qu’elle effleure de ses mèches en désordre, elle l’eût fait. Mais elle n’y pense nullement. Son désir est comme chaleur même de son corps vivant, répandu à travers ses veines, et ne se fixe en aucune image précise. Elle tient cette tête chérie ainsi qu’elle tiendrait n’importe quelle chose précieuse, avec la seule crainte de la perdre ou de la briser. Elle n’ose même pas la poser sur ses genoux.

 

Et tout à coup elle chanta.

 

Cela se fit si naturellement qu’elle ne s’en aperçut pas d’abord. Elle croyait fredonner entre ses dents un air entendu bien des fois, car l’immense phonographe au grotesque pavillon écarlate, installé à la fenêtre de l’estaminet, le répète invariablement chaque dimanche. C’est un air de danse – de danse nègre, a-t-elle ouï dire. Les paroles en sont incompréhensibles. Jusqu’alors, elle ne l’avait écouté qu’avec répugnance, mais il ne cessait de la hanter, au lieu que les airs favoris de Madame fuient à mesure sa mémoire. Parfois, en pleine nuit, lorsque l’ivrogne en rentrant, poussant trop rudement la porte contre le mur, la tirait brusquement de ce noir sommeil qui, depuis qu’elle est femme, l’engloutit chaque soir, elle le fredonnait tout bas, avant de se rendormir, la tête enfouie sous les draps.

 

Aussi longtemps qu’elle se contentait de suivre par la pensée le rythme et la courbe de la bizarre mélodie, elle s’émerveillait d’y réussir, et cet émerveillement n’était pas sans angoisse. Il lui semblait qu’engagée sur une pente de neige, elle perdait presque aussitôt conscience de la vertigineuse descente. Mais lorsqu’elle s’enhardissait à fredonner, bouche close, le démon du chant qui s’emparait d’elle la laissait, le temps d’un éclair, tremblante, hébétée, dans une espèce de confusion inexplicable, ses petites mains froides gluantes de sueur, et le sang venant d’une poussée à sa tête, comme si elle se fût trouvée nue, tout à coup, devant une foule railleuse.

 

Et dans la maison silencieuse, indifférente aux ronflements de l’ivrogne, elle écoutait s’éteindre lentement, par degrés, ce chant imaginaire, et battre follement contre les côtes son cœur épouvanté.

 

Sa surprise fut si grande d’avoir cette fois surmonté sa crainte qu’elle l’emporta d’abord sur tout autre sentiment. Elle écoutait jaillir cette voix pure, encore un peu tremblante, d’une extraordinaire fragilité. Aucune expérience préalable ne lui permettait de comprendre que cette voix mystérieuse était celle de sa misérable jeunesse soudain épanouie, une revanche d’humiliations si anciennes que sa conscience les acceptait telles quelles, y trouvait parfois son repos, une inavouable douceur.

 

Cette voix était son secret. Le seul qu’elle pût partager aujourd’hui avec le bizarre compagnon étendu à ses pieds, vivant ou mort, mort sans doute.