Puis, enfin, sans qu’elle l’ait voulue, la note fausse jaillit de sa pauvre poitrine gonflée de sanglots, la délivre. Advienne que pourra. Les rires fusent de toutes parts, et son petit visage prend instantanément cette expression stupide dont elle sait déguiser ses joies.
À l’heure qu’il est, Madame doit s’être aperçue de son absence, mais qu’importe ? Dans un moment, Mouchette connaîtra son plus grand plaisir, un plaisir bien à elle, humble et farouche comme elle. Dans un moment, la porte toujours close qui se découpe en noir sur le mur, va s’ouvrir et dégorgera sur la route, avec un seul cri perçant, la classe enfin libérée, sourde aux derniers appels de Madame, à ses claquements de mains impuissants. Alors, tapie dans la haie, retenant son souffle, le cœur submergé d’une délicieuse angoisse, elle épiera la troupe braillarde où l’obscurité ne permet plus de distinguer aucun visage, où les voix seules montent des ténèbres, perdent leur accent familier, en découvrent un autre, se trahissent.
Comme tous les plaisirs de Mouchette, celui-là ne s’émousse guère par l’habitude, s’accroîtrait plutôt à chaque expérience nouvelle. Elle en a d’ailleurs trouvé le secret par hasard, ainsi qu’elle ramasse dans les creux d’ombre, dans les ornières, mille choses précieuses que personne ne voit, qui sont là depuis des années.
À certains jours, qui sont ses mauvais jours (du moins Madame les désigne-t-elle ainsi), lorsque sonne l’heure de la récréation du soir, passée tout entière à l’avare lumière du préau dispensée par un unique bec de gaz, la tentation est trop forte d’enjamber sournoisement la haie, de filer droit devant soi, dans la nuit. Jadis, elle courait jusqu’à la route d’Aubin, sans oser seulement tourner la tête, avec le bruit menaçant de ses propres galoches aux oreilles, ne s’arrêtait, hors d’haleine, qu’à l’entrée du chemin de Saint-Vaast. Mais, un jour, par la fantaisie de l’institutrice, la leçon de solfège remise au lendemain, le troupeau s’est rué dehors presque en même temps que Mouchette sur ses talons. Elle a dû grimper en hâte le talus, se blottir dans l’herbe, à plat ventre, la surprise est qu’à ce premier tournant, les filles essoufflées font halte, bavardent, ne repartent qu’après un long moment. Et même il n’est pas rare que le troupeau dispersé, deux amies, deux confidentes prolongent un moment l’entretien. Elles viennent parfois s’adosser à la pente gazonnée. En étendant la main, Mouchette pourrait presque toucher les petits chignons tortillés, serrés par un ruban crasseux.
Les dernières minutes sont les plus délicieuses. Déjà les groupes s’éloignent par les innombrables sentiers d’un pays de bois, de pâturages et d’eaux. Il ne reste au loin, sur la route, qu’un couple attardé qui chuchote tout bas, tandis que l’humidité trempe peu à peu les bas de l’observatrice invisible qui, les deux poings serrés sur sa bouche, se retient à grand-peine d’éternuer.
Ce soir-ci, elles sont passées en désordre, ont disparu toutes ensemble, et le silence qui retombe n’est plus troublé que par l’imperceptible grésillement de la pluie sur les feuilles sèches. De rage, Mouchette a lancé aux dernières une poignée de boue qui s’est écrasée sans bruit sur la route. Mais elles ne se sont même pas retournées. Peine perdue ! On entend vers Lignières leurs voix discordantes qui ne sont bientôt plus qu’un murmure très doux auquel répond par instants le marteau du forgeron sur l’enclume, un cri aussi net, aussi pur, que celui qui, en d’autres saisons, sort de la gorge d’argent du crapaud.
Une fois encore, Madame a oublié d’éteindre le bec de gaz du préau, un de ces becs de gaz vieillots dont la flamme ressemble à un papillon jaune, avec un cœur bleu. On entend ce bec cracher et siffler dans le vent, mais il se relève toujours, fait danser sur le ciment livide l’ombre des poteaux peints en rouge, et du hideux toit plat. Mouchette n’en peut détacher les yeux. Il lui semble qu’elle a rêvé cela, jadis, bien des fois, que ce lugubre décor, aujourd’hui, attend quelqu’un. Reviendra-t-il ? Reviendra-t-il cette nuit ?… Mais c’est Madame qui paraît tout à coup, sur le seuil de la cuisine, s’avance d’un pas raide. Il n’y a plus rien que le grand peuplier à peine visible dans le ciel, et qui fait le murmure d’une source.
Mouchette ne prend pas la peine de dégringoler le talus. Elle se glisse sous la haie, laisse une mèche de son fichu de laine au fil de fer barbelé, s’engage à travers les pâturages dont la pente insensible la conduira jusqu’au bois de Manerville. Ce bois n’est d’ailleurs qu’un taillis de quelques hectares, au sol pauvre et sableux. grouillant de lapins mal nourris, à peine plus gros que des rats. Le hameau de Saint Venant, qu’elle habite, se trouve sur l’autre lisière, un minuscule hameau de quelques feux, dernier reste d’un immense domaine morcelé dix ans plus tôt par un marchand de biens juif, venu des Ardennes. La maison de Mouchette est à l’écart, perdue dans le taillis, sur le bord d’une mare croupissante. Les murs de torchis, crevés par les gelées cèdent de toutes parts, la charpente de poutres volées çà et là, s’effondre. Le père, aux premiers froids, se contente de boucher les trous avec des fagots.
Lorsque Mouchette atteint le bois, le vent grossit toujours, la pluie tombe par courtes rafales, qui font crépiter le bois mort. L’ombre est maintenant si épaisse qu’on ne distingue plus le sol.
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