Je lui étais absurdement dévoué. J'étais un garçon gauche, faible, avec d'énormes pieds et le visage horriblement couvert de taches de rousseur.
Les taches de rousseur, c'est la plaie des familles écossaises, comme la goutte celle des familles anglaises.
Cyril avait l'habitude de dire que des deux il préférait la goutte, mais il attachait toujours une importance absurde à l'extérieur des gens et, une fois, il lut, devant notre club de controverse, un mémoire pour prouver qu'il valait mieux avoir bonne mine qu'être bon.
Certes, il était étonnamment beau.
Les gens, qui ne l'aimaient pas, les Philistins et les professeurs de collège, les jeunes gens qui étudiaient pour être d'Église, avaient coutume de dire qu'il n'était que joli, mais sur son visage il y avait bien autre chose que de la joliesse.
Je crois qu'il était la plus splendide des créatures que j'aie jamais vue et rien ne peut surpasser la grâce de ses mouvements, le charme de ses manières. Il séduisait tous ceux qui méritaient qu'on les séduisit et bien des gens qui ne le méritaient pas.
Il était souvent volontaire et impertinent et bien souvent je pensais qu'il manquait épouvantablement de sincérité.
Cela était dû, je crois, surtout à son désir immodéré de plaire. Pauvre Cyril ! je lui dis une fois qu'il se contentait de triompher à bon compte, mais il n'en fit que rire.
Il était horriblement gâté.
Tous les gens charmants, j'imagine, sont horriblement gâtés. C'est le secret de leur attraction.
Pourtant il me faut vous parler du jeu de Cyril.
Vous savez que l' A. D. C. ne fait accueil sur sa scène à aucune actrice, du moins, c'était ainsi de mon temps ; je ne sais comment les choses se passent aujourd'hui.
Eh bien ! tout naturellement Cyril était toujours choisi pour les rôles de jeunes filles et. quand on donna Comme il vous plaira, ce fut lui qui joua Rosalinde.
L'exécution fut merveilleuse.
En fait, Cyril Graham était la seule Rosalinde parfaite que j'aie jamais vue. Il me serait impossible de vous décrire la beauté, la délicatesse, le raffinement en tous points de son jeu.
Il fit une énorme sensation et l'horrible petit théâtre — ce n'était pas autre chose alors — était comble chaque soir.
Même quand je lis la pièce maintenant, je ne puis m'empêcher de songer à Cyril. Elle eût pu être faite pour lui.
L'année suivante, il prit ses grades et vint à Londres se préparer à la carrière diplomatique. Mais il ne travaillait jamais. Il passait ses journées à lire les Sonnets de Shakespeare et ses soirées à fréquenter le théâtre.
Il avait certes une envie folle de monter sur les planches. Lord Crediton et moi, nous fîmes tous nos efforts pour l'en empêcher.
Peut-être s'il s'était mis à jouer, il serait encore vivant.
C'est toujours une chose sotte que de donner des conseils, mais donner de bons conseils est absolument question de chance. Je vous souhaite de ne jamais tomber dans l'erreur de vouloir conseiller. Si vous le faites, vous aurez à le regretter.
Eh bien ! pour en venir au vrai nœud de cette histoire, un jour je reçus une lettre de Cyril dans laquelle il me demandait de passer chez lui le soir.
Il avait un délicieux appartement à Piccadilly avec vue sur le Green Park, et, comme j'avais l'habitude d'aller le voir tous les jours, je fus un peu surpris qu'il eût pris la peine de m'écrire.
Naturellement j'allai chez lui et, quand j'arrivai, je le trouvai dans un état de grande surexcitation.
Il me dit qu'il avait enfin découvert le vrai secret des Sonnets de Shakespeare, que tous les lettrés et les critiques avaient fait fausse route et qu'il était le premier qui, travaillant uniquement d'après l'évidence des faits, avait élucidé qui était réellement monsieur W. H.
Il était tout à fait fou de joie et il demeura longtemps sans vouloir me dire sa théorie.
Enfin, il exhiba un paquet de notes, prit son exemplaire des Sonnets sur sa cheminée, s'assit et me fît une longue conférence sur toute la question.
Il débuta par établir que le jeune homme, à qui Shakespeare adressait ces poèmes étrangement passionnés, devait être quelqu'un qui avait été réellement un facteur vital dans le développement de son art dramatique et que ni lord Pembroke ni lord Southampton ne se trouvaient dans ce cas.
En outre, à tout prendre, ce ne pouvait être un homme de haute naissance, comme il résulte abondamment du sonnet 25, dans lequel Shakespeare le met en parallèle avec ceux qui sont les favoris de grands princes et dit avec une entière franchise :
Que ceux qui sont en faveur auprès de leurs étoiles se parent des honneurs publics et des titres superbes, tandis que moi, que la fortune prive de tels triomphes, je jouis d'un bonheur inespéré qui est pour moi l'honneur suprême,
et termine le sonnet en se félicitant de la condition médiocre de celui qu'il adorait tant.
Heureux suis-je donc, moi qui aime et suis aimé, sans pouvoir infliger la disgrâce ni la subir.
Cyril déclarait que ce sonnet serait tout à fait inintelligible si nous imaginions qu'il était adressé soit au comte de Pembroke, soit au comte de Southampton qui, tous deux, étaient des hommes de la plus haute situation en Angleterre et pleinement en droit d'être qualifiés de « grands princes »
Pour appuyer cette opinion, il me lut les sonnets 124 et 125, dans lesquels Shakespeare nous dit que son amour n'est pas un enfant royal, qu'il n'est pas gêné par la pompe souriante, mais qu'il a été élevé loin de tout accident.
J'écoutais avec un très grand intérêt, car je ne crois pas que la remarque eut été faite jusque-là ; mais ce qui suivit était encore plus curieux et me sembla alors solutionner complètement la cause de Pembroke.
Nous avons appris de Meres {8} que les Sonnets ont été écrits avant 1598 et le sonnet 104 nous informe que l'amitié de Shakespeare pour monsieur W. H. existait déjà depuis trois ans. Or, lord Pembroke, qui était né en 1580, n'est pas venu à Londres avant sa dix-huitième année, c'est-à-dire avant 1598 et la liaison de Shakespeare avec monsieur W. H. doit avoir commencé en 1594 ou au début de 1595. En conséquence, Shakespeare n'a pu connaître lord Pembroke qu'après avoir écrit les Sonnets.
Cyril remarqua aussi que le père de Pembroke ne mourut pas avant 1601 ; tandis qu'il résulte du vers :
Vous avez eu un père ; puisse votre fils en dire autant,
que le père de monsieur W. H. était mort en 1598.
En outre, il était absurde d'imaginer que quelque éditeur du temps, — et la préface est de la main de l'éditeur — aurait osé appeler William Herbert comte de Pembroke monsieur.
Le cas de lord Buckhurst, qualifié de M. Sackville, n'a rien de similaire, car lord Buckhurst n'était pas un pair, mais simplement le plus jeune fils d'un pair qui recevait un titre de courtoisie, et le passage du Parnasse d’Angleterre, où il est ainsi parlé de lui, n'est pas une dédicace en forme et avec apparat, mais une simple allusion fortuite.
Voilà pour lord Pembroke, dont Cyril démolissait aisément les prétendues prétentions, tandis que je restais abasourdi de sa démonstration.
Pour lord Southampton, Cyril éprouvait encore moins de difficultés.
Southampton devint, à un âge encore tendre, l'amoureux d'Elisabeth Vernon : il n'avait donc pas besoin qu'on le suppliât de se marier.
Il n'était pas beau. Il ne ressemblait pas à sa mère, comme monsieur W. H.
Tu es le miroir de ta mère, et elle retrouve en toi l'aimable avril de sa jeunesse…
et par dessus tout son nom de baptême était Henry, tandis que les sonnets à jeux de mots (le 135e et le 143e) prouvent que le nom de baptême de l'ami de Shakespeare était le même que le sien, Will.
Quant aux autres insinuations des infortunés commentateurs que monsieur W. est une faute d'impression pour monsieur W. S., c'est-à-dire William Shakespeare ; que monsieur W. H. all doit être un monsieur W. Hall, que monsieur W. H. est monsieur William Hathevay et qu'après Wisheth{9} il faut mettre un point, ce qui fait de monsieur W. H. l'auteur et non le sujet de la dédicace, Cyril se débarrassa d'elles en fort peu de temps et il ne vaut pas la peine de mentionner ses raisonnements, quoique je me souvienne qu'il me fit éclater de rire en me lisant —je suis heureux de dire que ce ne fut pas dans l'original — quelques extraits d'un commentateur allemand du nom de Bernstroff qui prétendait soutenir que monsieur Will n'était autre que monsieur William Himself (lui-même).
Graham se refusait à admettre un seul instant que les Sonnets fussent de pures satires de l'œuvre de Drayton et de John Davies d'Hereford.
Pour lui, comme pour moi, c'étaient des poèmes d'une portée sérieuse et tragique, expression de l'amertume de cœur de Shakespeare et adoucis par le miel de ses lèvres.
Encore moins voulait-il admettre que ce fut une simple allégorie philosophique et que Shakespeare adressât ses Sonnets au Moi idéal, à la Nature humaine idéale, à l'Esprit de beauté, à la Raison, au divin Logos ou à l'Église catholique.
Il sentait, comme certes, je crois que nous le sentons tous que les Sonnets sont adressés à un être qui a une individualité propre, à un jeune homme déterminé, dont la personnalité, pour une raison quelconque, semble avoir rempli l'âme de Shakespeare d'une terrible joie et d'un non moins terrible désespoir.
Après avoir de la sorte débarrassé la route, Cyril me demanda de chasser de mon esprit toutes les idées préconçues que je pouvais m'être faites sur ce sujet et de prêter une oreille impartiale et bienveillante à sa propre théorie.
Le problème, qu'il signalait, était celui-ci : Quel était le jeune homme contemporain de Shakespeare, à qui, sans qu'il fût de noble naissance ou même de noble caractère, il avait pu s'adresser en termes d'une telle adoration passionnée que nous ne pouvons que nous étonner de ce culte étrange et être presque effrayés de tourner la clé de la serrure qui enferme le mystère du cœur du poète ? Quel était celui dont la beauté physique était telle qu'elle devint la vraie pierre angulaire de l'art de Shakespeare, la vraie source de l'inspiration de Shakespeare, la vraie incarnation des rêves de Shakespeare ?
Le regarder uniquement comme l'objet de certains poèmes d'amour, c'est oublier toute la signification des poèmes, car l'art, dont Shakespeare parle dans les Sonnets, n'est pas l'art des Sonnets eux-mêmes, qui certes ne furent pour lui que des choses légères et intimes, c'est l'art du Dramaturge à qui il fait toujours allusion et celui dont Shakespeare dit :
Tu es tout mon art et tu exaltes jusqu'à la science mon ignorance grossière,
celui à qui il promet l'immortalité,
Là où le souffle a le plus de puissance, sur la bouche même de l'humanité.
n'était sûrement pas autre que le jeune acteur pour qui il créa Viola et Imogène, Juliette et Rosalinde, Portia et Desdemone, et Cléopâtre elle-même.
Telle était la théorie de Cyril Graham, tirée, comme vous le voyez, uniquement des Sonnets et dont l'acceptation ne dépendait pas tant d'une preuve par démonstration ou d'une évidence formelle que d'une sorte de flair spirituel et artistique par lequel seul, prétendait-il, on pouvait discerner le vrai sens des poésies.
Je me souviens qu'il me lut ce beau sonnet :
Comment ma muse pourrait-elle manquer de sujet tant que de ton souffle tu verses dans mon vers ton ineffable inspiration trop parfaite pour être confiée à un papier vulgaire ?
Oh ! Remercie-toi toi-même si tu trouves chez moi rien qui vaille la peine que tu le lises ; car quel est l'être assez muet pour ne rien pouvoir te dire, quand toi-même tu donnes la lumière à ton invention.
Sois pour lui la dixième muse, dix fois plus puissante que les neuf vieilles invoquées par les rimeurs : et celui qui t'invoquera produira des nombres éternels qui mûriront dans un avenir lointain.
Il me fit remarquer combien c'était une complète confirmation de sa théorie.
En effet, il feuilleta attentivement tous les Sonnets et montra, ou s'imagina qu'il montrait que dans la nouvelle explication de leur signification qu'il proposait, les choses qui avaient paru obscures, ou défectueuses, ou exagérées, devenaient claires et rationnelles et de haute portée artistique, illuminant la conception de Shakespeare des vrais rapports entre l'art de l'acteur et l'art du dramaturge.
Il est, certes, évident qu'il devait y avoir dans la compagnie de Shakespeare quelque merveilleux jeune acteur d'une grande beauté, à qui il confiait le soin de personnifier ses nobles héroïnes ; car Shakespeare était un organisateur de tournée dramatique, en même temps qu'un poète plein d'imagination. Or, Cyril Graham avait fini par découvrir le nom du jeune acteur.
C'était Will, ou comme il préférait l'appeler Willie Hughes.
Il avait trouvé le nom de baptême dans les sonnets à jeu de mots 125 et 143 et le nom de famille, d'après lui, était caché dans le huitième vers du sonnet 20 ou monsieur W. H. est décrit comme.
Un homme par le teint mais battant tous les TEINTS possibles.
Dans l'édition originale des Sonnets, TEINTS (hews) est imprimé en lettres capitales et en italiques et cela, prétendait-il, montrait clairement qu'il y avait là une tentative de jeu de mots.
Cette façon de voir recevait une grande part de confirmation de ces sonnets dans lesquels des jeux de mots bizarres étaient faits sur les mots usage et usure.
Naturellement je me laissai convaincre d'emblée et Willie Hughes devint pour moi un être aussi réel que Shakespeare.
La seule objection, que je fis à la théorie, était que le nom de Willie Hughes ne se trouve pas dans la liste des acteurs de la compagnie de Shakespeare imprimée au premier folio.
Cyril, pourtant, établit que l'absence du nom de Willie Hughes de cette liste démontrait réellement la théorie, puisqu'il résultait du sonnet 86 que Willie Hughes avait abandonné la troupe de Shakespeare pour jouer dans un théâtre rival, probablement dans quelques-unes des pièces de Chapman{10}.
C'est en allusion à ce fait que dans le grand sonnet sur Chapman, Shakespeare dit à Willie Hughes :
Mais dès que votre jeu a rehaussé sa poésie, la mienne n'a plus eu de sujet et c'est ce qui l'a fait languir.
l'expression dès que votre jeu a rehaussé sa poésie se rapportant sans nul doute à la beauté du jeune acteur qui faisait vivre, réalisait les vers de Chapman et leur ajoutait du charme.
La même idée se trouvait encore énoncée dans le 79e sonnet :
Tant que seul j'ai invoqué ton aide, mon vers seul a possédé toute ta gentille grâce ; mais maintenant mes nombres gracieux sont déchus et ma muse malade cède la place à une autre,
et dans le sonnet qui le précède immédiatement où Shakespeare dit :
Toutes les autres plumes ont pris exemple sur moi{11} et répandent leur poésie sous ton patronage,
le jeu de mot use=Hughes étant naturellement voulu et la phrase répandent leur poésie sous ton patronage signifiant avec votre concours comme acteur donnent leurs pièces au public.
C'était une nuit superbe.
Presque jusqu'au jour nous demeurâmes assis là à lire et à relire les Sonnets.
Un peu après pourtant, je commençai à voir que, avant que la théorie pût être lancée publiquement sans une forme vraiment parfaite, il était nécessaire d'apporter une démonstration de l'existence de ce jeune acteur Willie Hughes, en dehors des Sonnets.
Si, un jour, l'on pouvait établir l'existence de ce personnage, il n'y aurait plus de doute possible sur son identité avec monsieur W. H.
Autrement la théorie tomberait à terre.
J'exposai cela à Cyril de la façon la plus nette.
Il fut fort ennuyé de ce qu'il appelait ma tournure d'esprit de Philistin et il fut même un peu amer sur ce sujet.
Pourtant, je lui fis promettre que, dans son propre intérêt, il ne publierait pas sa découverte avant d'avoir mis toute la question hors de doute et, pendant de longues semaines, nous feuilletâmes les registres des églises de la Cité, les manuscrits Alleyn à Dulwich, les papiers du Record Office, les papiers de lord Chamberlain, bref tout ce que nous pensions pouvoir contenir quelque allusion à Willie Hughes.
Nous ne découvrîmes rien, cela va sans dire et chaque jour l'existence de Willie Hughes me paraissait devenir plus problématique.
Cyril était dans un état épouvantable. Il remettait la question sur le tapis tous les jours, s'efforçant de me convaincre, mais j'avais vu le point faible de la théorie et je me refusais à y croire tant que l'existence de Willie Hughes, l'acteur adolescent du temps d'Elisabeth, n'avait pas été démontrée sans doute ni hésitation possible.
Un jour, Cyril quitta Londres pour se rendre chez son grand-père, du moins je le crus alors, mais plus tard j'ai appris de lord Crediton qu'il n'en fut pas ainsi.
Après une quinzaine, je reçus de Cyril un télégramme, expédié de Warwick, où il me priait de ne pas manquer de venir dîner avec lui, ce soir-là, à huit heures précises.
À mon arrivée, il m'accueillit par ces mots :
— Le seul apôtre, qui ne méritait pas que rien lui fût prouvé, était saint Thomas et saint Thomas fut le seul apôtre à qui la preuve fut donnée.
Je lui demandai ce qu'il voulait dire.
Il répondit qu'il ne lui avait pas été seulement possible d'établir l'existence au XVIe siècle d'un acteur adolescent nommé Willie Hughes, mais de prouver, avec l'évidence la plus concluante, que c'était bien là le monsieur W. H.
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