Le monde hait l'individualisme. Mais qu'ils ne s'en troublent point.
Ils doivent être calmes, concentrés sur eux-mêmes.
Si quelqu'un leur prend leur manteau, qu'ils lui donnent leur habit, rien que pour montrer que les choses matérielles n'ont pas d'importance. Si les gens les injurient, qu'ils s'abstiennent de riposter. Qu'est-ce que cela signifie ? Ce qu'on dit d'un homme ne change rien en cet homme. Il est ce qu'il est. L'opinion publique n'a pas la moindre valeur.
Même quand on use de violence, ils ne doivent pas y opposer la violence. Ce serait s'abaisser au même niveau.
Après tout, jusque dans une prison, un homme peut être tout à fait libre. Son âme peut être libre. Sa personnalité peut échapper à toute agitation.
Et qu'ils s'abstiennent, par dessus toutes choses, de vouloir agir sur les autres, de porter sur eux un jugement quelconque. La personnalité est chose très mystérieuse. On ne peut pas toujours apprécier un homme d'après ses actes. Il se peut qu'il observe la loi, et soit néanmoins un être indigne. Il se peut qu'il enfreigne la loi, et soit néanmoins honorable. Il se peut qu'il soit mauvais, sans jamais rien faire de mal. Il peut commettre une faute envers la société et néanmoins réaliser par cette faute sa véritable perfection.
Un jour une femme fut prise en flagrant délit d'adultère. Nous ne connaissons pas l'histoire de son amour, mais cet amour doit avoir été bien grand, car Jésus lui dit que ses péchés lui étaient pardonnés, et non point parce qu'elle se repentait, mais parce que son amour était si intense, si admirable{37}.
Plus tard, un peu avant sa mort, comme il était assis à un repas de fête, la femme entra et vint lui répandre sur la chevelure des parfums de grand prix. Les amis de Jésus voulurent s'y opposer. Ils dirent que c'était là de l'extravagance, et que le prix de ces parfums aurait dû être employé à secourir charitablement des gens dans le besoin ou à quelque autre usage analogue. Jésus n'agréa point cette manière de voir. Il fit remarquer que les besoins matériels de l'homme sont nombreux et très constants, mais que les besoins spirituels de l'homme sont plus grands encore, que, dans un moment divin, une personnalité peut se rendre parfaite, en choisissant elle-même son mode d'expression. Et aujourd'hui encore le monde honore cette femme comme une sainte.
Oui, il y a dans l'individualisme des choses suggestives.
Par exemple le socialisme anéantit la vie de famille.
Quand disparaîtra la propriété privée, le mariage, sous sa forme actuelle, devra disparaître.
Cela fait partie du programme.
L'individualisme y adhère et ennoblit cette thèse. À la contrainte légale, qui est abolie, il substitue une forme libre qui favorisera le développement total de la personnalité, rendra plus admirable l'amour de l'homme et de la femme, embellira cet amour, l'ennoblira.
Jésus savait cela. Il se refusa aux exigences familiales, bien que, dans son temps et dans son pays, elles eussent une forme très précise.
— Où est ma mère ? où sont mes frères ? dit-il quand on l'informa qu'ils demandaient à lui parler.
Lorsqu'un de ses disciples lui demanda la permission de s'en aller pour donner la sépulture à son père, il lui fit cette réponse terrible :
— Laissez les morts ensevelir les morts. Il n'admettait aucune exigence qui pût entamer la personnalité.
Ainsi donc, l'homme qui voudrait imiter l'existence du Christ, c'est l'homme qui veut être parfaitement, exclusivement lui-même. Ce peut être un grand poète, un grand savant, un jeune étudiant de l'Université ; ce peut être un pâtre qui garde les moutons sur la lande ; ou bien un faiseur de drames, comme Shakespeare, ou un homme qui sonde la nature divine, comme Spinosa ; ou bien un enfant qui joue dans un jardin, ou un pêcheur qui jette ses filets dans la mer. Il importe peu qu'il soit ceci, ou cela, du moment qu'il réalise la perfection de l'âme qui est en lui.
Toute imitation en morale et dans la vie est mauvaise.
À l'heure actuelle, il y a dans les rues de Jérusalem un fou qui les parcourt péniblement, et porte sur les épaules une croix de bois. Il est le symbole des existences que déforme l'imitation.
Le Père Damien agissait comme le Christ, quand il partit pour aller vivre avec les lépreux, parce qu'en assumant cette tâche, il réalisait entièrement ce qui était le meilleur en lui, mais il n'était pas plus semblable au Christ que Richard Wagner, exprimant son Âme par la musique ; que Shelley, exprimant son âme par les vers. Il n'y a pas qu'un type pour l'homme.
Le nombre des perfections égale le nombre des hommes imparfaits. Et si un homme peut céder aux exigences de la charité tout en restant libre, les exigences de l'uniformité ne sauraient se réaliser qu'à la condition d'anéantir toute liberté.
L'individualisme est donc le but que nous atteindrons en passant par le Socialisme. Une conséquence naturelle, c'est que l'État doit renoncer à toute idée de gouvernement.
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