Ces enfants que vous engendrez, continue-t-il, ne dépériront pas, comme des enfants sujets à la mort, mais vous vivrez en eux et dans mes pièces : donc

Crée un autre toi-même pour l'amour de moi ; que ta beauté vive en ton enfant comme en toi.

Je réunis tous les passages qui me paraissaient corroborer cette interprétation : ils produisirent sur moi une forte impression et me montrèrent combien la théorie de Cyril Graham était vraiment complète.

Je vis aussi qu'il était très facile de séparer les vers, dans lesquels il parle des Sonnets mêmes, et ceux dans lesquels il parle de ses grandes œuvres dramatiques.

C'était là un point qui avait absolument échappé aux critiques antérieurs à Cyril Graham.

Et, pourtant, c'était une des considérations les plus importantes dans toutes les séries de poèmes.

Aux Sonnets Shakespeare était plus ou moins indifférent. Il n'ambitionnait pas que sa gloire reposât sur eux. C'était, à ses yeux, sa « muse légère », comme il les appelle, et, comme le dit Meres, il désirait une circulation réservée, seulement parmi un petit nombre, un nombre très restreint d'amis.

D'autre part, il était extrêmement conscient de la haute valeur artistique de ses pièces et témoigne d'une noble confiance en son génie dramatique.

Quand il dit à Willie Hughes :

Mais ton éternel été ne se flétrira pas et ne sera pas dépossédé de tes grâces. La mort ne se vantera pas de ce que tu erres sous son ombre, quand tu grandiras dans l'avenir EN VERS ÉTERNELS.

Tant que les hommes respireront et que les yeux pourront voir, ceci vivra et te donnera la vie…

l'expression vers éternels fait clairement allusion à une de ses pièces qu'il lui envoyait en même temps, de même que la strophe finale vise sa confiance dans la probabilité que ses pièces soient toujours jouées.

Dans une apostrophe à la muse dramatique (sonnets C et CI), nous trouvons la même pensée.

Où donc es-tu, muse, pour oublier si longtemps de parler de ce qui te donne toute ta puissance ? Dépenses-tu ta force à quelque indigne chant, couvrant d'ombre ta poésie pour mettre la lumière sur de vils sujets ?

s'écrie-t-il.

Puis il reproche à la muse de la Tragédie et de la Comédie son abandon de la vérité resplendissante de beauté et dit :

Quoi ! Parce qu'il n'a pas besoin d'éloges, vas-tu devenir muette ? Ne donne pas ce prétexte à ton silence, car il ne tient qu'à toi de faire vivre mon ami au delà d'une tombe dorée et de le faire louer par les siècles futurs.

Allons, muse, à l'œuvre ! Je vais t'apprendre à le faire voir à l'avenir tel qu'il apparaît aujourd'hui.

C'est pourtant peut-être dans le 55e sonnet que Shakespeare donne à son idée l'expression la plus ample.

Imaginer que le « rythme puissant » du second vers se rapporte au sonnet lui-même, c'est absolument s'abuser sur l'intention de Shakespeare.

Il me parut qu'il était extrêmement clair, d'après le caractère général du sonnet, qu'il était question d'une pièce déterminée et que la pièce n'était autre que Roméo et Juliette,

Ni le marbre, ni les mausolées dorés des princes ne dureront plus longtemps que mon rythme puissant. Vous conserverez plus d'éclat dans ces mesures que sur la dalle non balayée que le temps barbouille de sa lie.

Quand la guerre dévastatrice bouleversera les statues et que les tumultes déracineront l'œuvre de la maçonnerie, ni l'épée de Mars ni le feu ardent de la guerre n'entameront la tradition vivante de votre renommée.

En dépit de la mort et de la rage de l'oubli, vous avancerez dans l'avenir, votre gloire trouvera place incessamment sous les yeux de toutes les générations qui doivent user ce monde jusqu'au jugement dernier.

Ainsi jusqu'à l'appel suprême auquel vous vous lèverez vous-même, vous vivrez ici et dans la postérité sous les yeux des amants.

Il était aussi extrêmement suggestif de noter combien là et ailleurs Shakespeare promettait à Willie Hughes l'immortalité sous une forme qui le rappela aux yeux des hommes, c'est-à-dire sous une forme scénique dans une pièce que l'on irait voir jouer.

Pendant deux semaines, je travaillai avec acharnement sur les Sonnets, sortant à peine et refusant toutes les invitations.

Chaque jour, il me semblait que je découvrais quelque chose de nouveau et Willie Hughes devint pour moi une espèce de compagnon spirituel, une personnalité toujours dominante.

Je finis presque par m'imaginer que je l'avais vu debout dans l'atmosphère de ma chambre tant Shakespeare l'avait clairement dessiné avec ses cheveux d'or, sa tendre grâce de fleur, ses doux yeux aux profondeurs de rêve, ses membres délicats et mobiles et ses mains d'une blancheur de lis.

Son seul nom exerçait sur moi une vraie fascination. Willie Hughes ! Willie Hughes ! Comme il avait un son de musique ! Oui, quel autre que lui pouvait être «le maître et la maîtresse de la passion » de Shakespeare{12}, le « seigneur de son amour à qui il a été lié en vasselage » {13}, le délicat favori du plaisir{14}, la «rose de tout l'univers »{15}, le «héraut du printemps »{16} « paré de la superbe livrée de la jeunesse »{17}, le «ravissant garçon qui est une douce musique pour son auditeur »{18} et dont « la beauté était le vrai vêtement du cœur » de Shakespeare »{19}, de même qu'il était la clé de voûte de sa force dramatique.

Combien me paraissait amère maintenant toute la tragédie de sa désertion et de sa honte qu'il rendait « douce et jolie{20} » par la pure magie de sa personne, mais qui n'en était pas moins honte.

Pourtant, si Shakespeare l'a pardonné, pourquoi ne lui pardonnerons-nous pas aussi.

Je ne me souciai pas de chercher à pénétrer le mystère de son péché.

Son abandon du théâtre de Shakespeare était une question différente et je la creusai très avant.

Finalement j'en vins à cette conclusion que Cyril Graham s'était trompé en regardant Chapman comme le dramaturge rival dont il est parlé dans le 80e sonnet.

C'était évidemment Marlowe à qui il était fait allusion{21}.

Alors que les Sonnets furent écrits, on ne pouvait appliquer à l'œuvre de Chapman une expression telle que « l'orgueilleuse arrogance de son grand vers », bien qu'on eût pu l'appliquer plus tard au style de ses dernières pièces du temps du roi Jacques.

Non, Marlowe était sans contredit le dramaturge dont Shakespeare parla en ces termes louangeurs et cet affable fantôme familier qui, la nuit, le comble de ses inspirations, était le Méphistophélès de son Docteur Faustus.

Sans nul doute, Marlowe fut fasciné par la beauté et la grâce du jeune acteur et l'enleva au théâtre de Blackfriars afin de leur faire jouer le Gaveston de son Édouard II.

Que Shakespeare eut légalement le droit de retenir Willie Hughes dans sa propre troupe, cela résulte à l'évidence du sonnet 87 où il dit :

Adieu ! tu es un bien trop précieux pour moi et tu ne sais que trop sans doute ce que tu vaux : LA CHARTE de TA VALEUR te permet de te dégager et tes engagements envers moi ont tous pris fin.

Car ai-je d'autres droits sur toi que ceux que tu m'accordes ? Et où sont mes titres, à tant de richesses ? Rien en moi ne peut justifier ce don SPLENDIDE ET AINSI MA PATENTE M'EST-ELLE RETIRÉE.

Tu t'étais donné à moi par ignorance de ce que tu vaux ou par une pure méprise sur mon compte. Aussi cette grande concession fondée sur un malentendu, tu la révoques en te ravisant.

Ainsi je t'aurai possédé comme dans l'illusion d'un rêve ; roi dans le sommeil, mais au réveil plus rien.

Mais celui qu'il ne pouvait retenir par amour, il ne voulait pas le retenir par force. Willie Hughes devint un des sujets de la troupe de lord Pembroke et peut-être joua-t-il, dans la cour ouverte de la Taverne du Taureau Rouge, le rôle du délicat favori du roi Édouard.

Lors de la mort de Marlowe, il semble être revenu à Shakespeare qui, quoi qu'en aient pu penser ses camarades de théâtre, ne tarda pas à pardonner le coup de tête et la trahison du jeune acteur.

Vraiment, comme Shakespeare a dessiné en traits précis le tempérament de l'acteur. Willie Hughes était un de ceux-là,

qui ne commettent pas l'action dont ils menacent le plus, qui tout en émouvant les autres sont eux-mêmes comme la pierre.

Il pouvait jouer l'amour, mais il ne pouvait pas l'éprouver. Il pouvait mimer la passion sans la réaliser.

Chez beaucoup l'histoire d'un cœur perfide est écrite dans les regards, écrite dans des moues, des froncements de sourcils, des grimaces étranges.

Mais avec Willie Hughes il n'en était pas ainsi. Le Ciel, dit Shakespeare dans un sonnet d'idolâtrie folle,

le ciel a décrété, en te créant, qu'un doux amour respirerait toujours sur ta face ; quelles que soient tes pensées ou les émotions de ton cœur, ton regard ne peut jamais exprimer que la douceur.

Dans son « esprit inconstant » et son « cœur faux », il était facile de distinguer le défaut de sincérité et la tricherie qui paraît en quelque sorte inséparable de la nature de l'artiste, comme dans son amour des louanges ce désir d'une récompense immédiate qui caractérise tous les acteurs. Et pourtant, en cela plus heureux que les autres acteurs, Willie Hughes devait connaître quelque chose de l'immortalité : inséparablement lié aux pièces de Shakespeare, il devait vivre en elles.

Votre nom tirera de mes vers l'immortalité, lors même qu'une fois disparu je devrais mourir au monde entier. La terre ne peut me fournir qu'une fosse vulgaire, tandis que vous serez enseveli à la vue de toute l'humanité.

Vous aurez pour monument mon noble vers que liront les yeux à venir : et les langues futures rediront votre existence, quand tous les souffles de notre génération seront éteints.

Il y avait des allusions sans fin à la puissance de Willie Hughes sur son auditoire, les « spectateurs attentifs », comme les appelle Shakespeare, mais peut-être la plus parfaite description de sa merveilleuse maîtrise en art dramatique était-elle dans la Plainte d'une Amante où Shakespeare dit de lui :

Il employait à ses artifices une masse de matière subtile à laquelle il donnait les formes les plus étranges : rougeurs enflammées, flots de larmes, pâleurs défaillantes ; il prenait, il quittait tous les visages, pouvant, au gré de ses perfidies, rougir à d'impurs propos, pleurer de douleur ou devenir blanc et s'évanouir avec des mines tragiques.

De même au bout de sa langue dominatrice, toutes sortes d'arguments et de questions profondes, de promptes répliques et de fortes raisons dormaient et s'éveillaient sans cesse à son service. Pour faire rire le pleureur et pleurer le rieur, il avait une langue et une éloquence variée, attrapant toutes les passions au piège de son caprice.

Un jour, je crus avoir réellement trouvé Willie Hughes dans la littérature de l'époque d'Elisabeth.

Dans un merveilleux récit des derniers jours du grand comte d'Essex, son chapelain Thomas Knell nous dit que, la nuit qui précéda sa mort, le comte

appela William Hewes qui était son musicien pour jouer sur le virginal et chanter. « — Joue, lui dit-il, mon chant, Will Hewes, et je chanterai moi-même. » Ainsi fit-il très gaîment, non comme le cygne plaintif qui encore dédaigneux pleure sa mort, mais comme une douce alouette qui levant ses ailes et jetant ses yeux vers Dieu, monte vers les nues cristallines et atteint de sa langue intarissable les sommets des cieux altiers.

Sûrement le garçon, qui joua sur le virginal, aux dernières heures de la vie du père de Stella Sydney, n'était autre que le Will Hewes, à qui Shakespeare dédia les Sonnets et dont il nous dit qu'il était une douce musique pour un auditeur.

Pourtant, lord Essex mourut en 1576 quand Shakespeare lui-même n'avait que douze ans : il était donc impossible que son musicien fût le monsieur W. H. des Sonnets.

Peut-être le jeune ami de Shakespeare était-il le fils de celui qui jouait du virginal.

C'était, du moins, quelque chose d'avoir découvert que Will Hewes était un nom de l'époque d'Elisabeth.

Vraiment le nom de Hewes semble exactement lié à la musique et à la poésie. La première actrice anglaise fut la délicieuse Margaret Hewes dont le prince Rupert fut si éperdument amoureux. Quoi de plus probable qu'entre elle et le musicien de lord Essex il y ait eu le jeune acteur des pièces de Shakespeare !

Mais les preuves, le témoin, où étaient-ils ? Hélas !… je ne pus les trouver. Il me semblait que j'étais toujours à la veille de la vérification définitive, mais que je ne pouvais jamais y arriver.

De la vie de Willie Hughes, je passai bien vite à la pensée de sa mort. J'étais curieux de savoir quelle avait été sa fin.

Peut-être était-il un de ces acteurs anglais qui, en 1604, passèrent en Allemagne et jouèrent devant le grand duc Henry-Julius de Brunswick{22}, lui-même dramaturge de valeur, et à la cour de cet étrange électeur de Brandebourg qui était si amouraché de beauté qu'on a dit qu'il acheta à son poids d'ambre le jeune fils d'un marchand ambulant grec et qu'il donna, en l'honneur de son esclave, des fêtes durant toute cette terrible année de famine 1606-1607, quand le peuple mourait de faim dans les rues de la ville et que, depuis sept mois, il n'était pas tombé une goutte de pluie.

Enfin, nous savons que Roméo et Juliette fut joué à Dresde en 1613, côte à côte avec Hamlet et le Roi Lear, et ce n'est sûrement pas à un autre que Willie Hughes que fut, en 1615, remis le masque moulé sur la tête de Shakespeare mort, par la main de quelqu'un de la suite de l'ambassadeur d'Angleterre, — faible souvenir du grand poète qui l'avait si tendrement aimé.

Vraiment, il y avait quelque chose de véritablement captivant dans l'idée que le jeune acteur, dont la beauté avait un élément vital dans le réalisme et le romantisme de l'art de Shakespeare, avait été le premier à porter en Allemagne la semence de la nouvelle civilisation et s'était trouvé, dans cette voie, le précurseur de cette aufklarung, ou illumination, du XVIIIe siècle, ce splendide mouvement qui, bien que, initié par Lessing et Herder et porté à son plein et à sa perfection par Gœthe, ne fut pas pour une petite part aidé par un autre acteur, Friedrich Schrœder, qui réveilla la conscience populaire et, au mépris des passions feintes et des méthodes mimiques de la scène, montra le lien intime et vital entre la vie et la littérature.

Si cela était ainsi, — et rien ne prouvait certes qu'il en fût autrement, — il n'était pas improbable que Willie Hughes fût un des comédiens anglais (mimae quidam ex Britannia, comme les appelle la vieille chronique) qui furent égorgés à Nuremberg dans un soulèvement soudain de la populace et ensevelis en secret dans une petite vigne, hors de la ville, par quelques jeunes gens « qui s'étaient plu à leurs représentations et dont quelques-uns avaient rêvé d'être instruits dans les mystères de l'art nouveau. » Certes, il ne pouvait y avoir de place plus appropriée pour celui à qui Shakespeare avait dit :

« Tu es tout mon art, »

que cette petite vigne au delà des murs de la cité. Car n'était-ce pas des douleurs de Dionysos que la tragédie était née ? N'avait-on pas pour la première fois entendu s'épanouir sur les lèvres des vignerons de Sicile le rire clair de la comédie, avec sa gaîté insoucieuse et ses vives reparties. Et qui plus est, la tache pourprine et rouge du vin écumant sur le visage et aux mains n'avait-elle pas donné la première suggestion du charme et de la fascination du déguisement, le désir de dépouiller sa personnalité, le sens de la valeur de l'objectivité se montrant ainsi dans les rudes débuts de l'art.

À tout prendre, où qu'il fut enseveli, que ce fut dans la petite vigne aux portes de la ville gothique, ou dans quelque triste cimetière d'église de Londres parmi le tumulte et le brouhaha de notre grande ville, nul monument pompeux ne marquait la place où il reposait.

Sa vraie tombe, comme l'avait dit Shakespeare, était le vers du poète, son vrai monument la pérennité du drame.

Ainsi il en a été pour d'autres, dont la beauté a donné une nouvelle impulsion motrice à leur époque.

Le corps ivoirin de l'esclave de Bithynie pourrit dans la vase verte du Nil et la poussière du jeune Athénien jonche les jaunes collines du Céramique, mais Antinoüs vit dans la sculpture et Charmidès dans la philosophie.

III

Trois semaines s'étaient écoulées.

Je résolus d'adresser à Erskine un ardent appel, l'invitant à rendre justice à la mémoire de Cyril Graham et à donner au monde sa merveilleuse interprétation des Sonnets, la seule interprétation qui fournit une explication du problème.

Je n'ai aucune copie de ma lettre, je regrette de le dire, et je n'ai pas pu mettre la main sur l'original, mais je me souviens que je parcourus tout le terrain et que je couvris des feuillets de papier de la répétition passionnée d'arguments et de preuves que l'étude m'avait suggérés.

Il me sembla que je ne restituais pas seulement à Cyril Graham la place qui lui était due dans l'histoire littéraire, mais que je rachetais l'honneur de Shakespeare lui-même de l'odieux souvenir d'une critique banale.

Je mis dans la lettre tout mon enthousiasme ; je mis dans la lettre toute ma foi, mais je ne l'avais pas plus tôt expédiée qu'il se produisit en moi une curieuse réaction.

Il me sembla que j'avais fait abdication de mes facultés en croyant à l'hypothèse Willie Hughes, que quelque chose s'était éteint en moi, — ce qui était exact, — et que j'étais maintenant parfaitement indifférent à toute la question.

Qu'était-il donc advenu ?

C'est difficile à dire.

Peut-être avais-je épuisé mon ardeur même en en cherchant l'expression parfaite ? Les forces émotionnelles, de même que les forces de la vie physique, ont leurs limites expresses.

Peut-être le simple effort de convertir quelqu'un à une théorie compliquée, implique-t-il quelque forme de renonciation à la faculté de croire ?

Peut-être étais-je simplement las de tout le problème et, mon enthousiasme s'étant consumé, ma raison en revint à son propre jugement sans passion ?

Quelle qu'en fut la cause, et je ne prétends pas en fournir l'explication, — il n'y avait pas de doute que Willie Hughes était soudain devenu pour moi un pur mythe, un rêve oiseux, l'imagination enfantine d'un jeune homme, qui, comme bien des esprits ardents, était plus soucieux de convaincre les autres que d'être lui-même convaincu.

Comme j'avais dit à Erskine dans ma lettre des choses très injustes et très amères, je décidai d'aller le voir une fois et de m'excuser auprès de lui de ma conduite.

Conformément à cette résolution, le lendemain matin, je poussai jusqu'à Bird Cagewalk.

Je trouvai Erskine assis dans sa bibliothèque, le faux portrait de Willie Hughes en face de lui.

— Mon cher Erskine, m'écriai-je. Je viens vous faire mes excuses.

— Me faire vos excuses ! dit-il. Et pourquoi ?

— Pour ma lettre, répondis-je.

— Vous n'avez rien à regretter dans votre lettre, dit-il. Au contraire, vous m'avez rendu le plus grand service qui soit en votre pouvoir. Vous m'avez montré que la théorie de Cyril Graham est d'une solidité parfaite.

— Vous ne voulez pas dire que vous croyez à Willie Hugues ? m'exclamai-je.

— Et pourquoi pas ? répliqua-t-il. Vous m'avez fait la preuve de son existence. Croyez-vous que je ne sache pas priser à son prix la valeur de l'évidence ?

En m'enfonçant dans un fauteuil, je gémis :

— Mais il n'y a là aucune espèce d'évidence. Quand je vous ai écrit, j'étais sous l'influence d'un enthousiasme tout à fait niais. J'avais été ému par l'histoire de la mort de Cyril Graham, fasciné par le romanesque de sa théorie, conquis par le merveilleux et la nouveauté de ses aperçus.