Bien que son nom fût béni dans les congrégations, mêlé à toutes les prières, ou peut-être à cause de cela même, le grand homme d'Aps avait une dispense de Monseigneur et faisait gras, seul de la famille, découpant de ses mains robustes la chair saignante avec sérénité, sans s'inquiéter de sa femme et de sa belle-soeur, qui s'abreuvaient, comme tante Portal, de figues et de melons d'eau. Rosalie s'y était habituée; ce maigre orthodoxe de deux jours par semaine faisait partie de sa corvée annuelle, comme le soleil, la poussière, le mistral, les moustiques, les histoires de la tante et les offices du dimanche à Sainte- Perpétue. Mais Hortense commençait à se révolter de toutes les forces de son jeune estomac; et il fallait l'autorité de la grande soeur pour lui fermer la bouche sur ces saillies d'enfant gâtée qui bouleversaient toutes les idées de madame Portal à l'endroit de l'éducation, de la bonne tenue des demoiselles. La jeune fille se contentait de manger ces broutilles en roulant des yeux comiques, la narine éperdument ouverte vers la côtelette de Roumestan, et murmurant tout bas, rien que pour Rosalie:

— Comme ça tombe!… Justement j'ai monté à cheval ce matin…
J'ai une faim de grande route.

Elle gardait encore son amazone qui allait bien à sa taille longue, souple, comme le petit col garçon à sa figure mutine, irrégulière, tout animée de la course au grand air. Et sa promenade du matin l'ayant mise en goût:

— À propos, Numa… Et Valmajour, quand irons-nous le voir?

— Qui ça, Valmajour? fit Roumestan, dont la cervelle fuyante avait déjà perdu le souvenir du tambourinaire… Té, c'est vrai, Valmajour… Je n'y pensais plus… Quel artiste!

Il se montait, revoyait les arceaux des arènes virant et farandolant au rythme sourd du tambourin qui l'agitait de mémoire, lui bourdonnait au creux de l'estomac. Et, subitement décidé:

— Tante Portal, prêtez-nous donc la berline…Nous allons partir après déjeuner.

Le sourcil de la tante se fronça sur deux gros yeux flambant comme ceux d'une idole japonaise.

— La berline… Avaï!… Et pourquoi faire?… Au moins, tu ne vas pas mener tes dames chez ce joueur de tutu-panpan.

Ce «tutu-panpan» rendait si bien le double instrument, fifre et tambour, que Roumestan se mit à rire. Mais Hortense prit la défense du vieux tambourin provençal avec beaucoup de vivacité. De ce qu'elle avait vu dans le Midi, cela surtout l'avait impressionnée. D'ailleurs ce ne serait pas honnête de manquer de parole à ce brave garçon. «Un grand artiste, Numa…, vous l'avez dit vous-même!»

— Oui, oui, vous avez raison, soeurette… Il faut y aller.

Tante Portal, suffoquée, ne comprenait pas qu'un homme comme son neveu, un député, se dérangeât pour des paysans, des ménagers, des gens qui, de père en fils, jouaient du flûtet dans les fêtes de village. Toute à son idée, elle avançait une lippe dédaigneuse, mimait les gestes du musicien, les doigts écartés sur un flûtet imaginaire, l'autre main tapant sur la table. Du joli monde à montrer à des demoiselles!… Non, il n'y avait que ce Numa… Chez les Valmajour, bonne sainte mère des anges!… Et s'exaltant, elle commençait à les charger de tous les crimes, à en faire une famille de monstres, historique et sanglante comme la famille Trestaillon, quand elle aperçut, de l'autre côté de la table, Ménicle, qui était du pays des Valmajour et l'écoutait, de face, tous les traits écarquillés d'étonnement. Aussitôt, d'une voix terrible, elle lui commanda de s'aller changer bien vite, et de tenir la berline prête pour deux heures manque un quart. Toutes les colères de la tante finissaient de la même façon.

Hortense jeta sa serviette et courut embrasser la grosse femme sur les deux joues. Elle riait, sautait de joie: «Dépêchons-nous, Rosalie…»

Tante Portal regarda sa nièce:

— Ah çà! Rosalie, j'espère bien que vous n'allez pas courir les routes avec ces enfants?

— Non, non, ma tante… je reste près de vous, répondit la jeune femme, tout en souriant de la physionomie de vieux parent que son infatigable obligeance, sa résignation aimable avait fini par lui donner dans la maison.

À l'heure dite, Ménicle était prêt; mais on le laissait aller devant, rendez-vous pris sur la place des Arènes, et Roumestan partait à pied avec sa belle-soeur, curieuse et fière de voir Aps, au bras du grand homme, la maison où il était né, de reprendre par les rues avec lui les traces de sa petite enfance et de sa jeunesse.

C'était l'heure de la sieste. La ville dormait, déserte et silencieuse, bercée par le mistral, soufflant en grands coups d'éventails, aérant, vivifiant l'été chaud de Provence, mais rendant la marche difficile, surtout le long du cours où rien ne l'entravait, où il pouvait courir en tournant, encercler toute la petite cité avec des beuglements de taureau lâché. Serrée des deux mains au bras de son compagnon, Hortense s'en allait, la tête basse, éblouie et suffoquée, heureuse pourtant de se sentir entraînée, soulevée par ces rafales arrivant comme des vagues dont elles avaient les cris, les plaintes, l'éclaboussement poudreux. Parfois il fallait s'arrêter, se cramponner aux cordes tendues de loin en loin contre les remparts pour les jours de grand vent. De ces trombes où volaient des écorces et des graines de platane, de cette solitude le cours élargi prenait un air de détresse, encore tout souillé des débris du récent marché, cosses de melon, litières, mannes vides, comme si dans le Midi le mistral seul était chargé du balayage. Roumestan voulait rejoindre vite la voiture; mais Hortense s'acharnait à la promenade, et haletante, déroutée par cette bourrasque qui enroulait trois fois autour de son chapeau son voile de gaze bleue, collait devant sa marche son costume court de voyageuse, elle disait:

— Comme c'est drôle, les natures…! Rosalie, elle, déteste le vent. Elle dit que ça lui éparpille les idées, l'empêche de penser. Moi, le vent m'exalte, me grise…

— C'est comme moi… criait Numa, les yeux pleins d'eau, retenant son chapeau qui fuyait. Et tout à coup, à un tournant:

«Voilà ma rue… c'est ici que je suis né…»

Le vent tombait, ou plutôt se faisait moins sentir, soufflant encore au loin, comme on entend du fond du port aux eaux calmes les détonations de la mer sur les brisants. C'était dans une rue assez large, pavée de cailloux pointus, sans trottoir, une maisonnette obscure et grise entre un couvent d'Ursulines ombragé de grands platanes et un ancien hôtel d'apparence seigneuriale portant des armes incrustées et cette inscription: «Hôtel de Rochemaure.» En face, un monument très vieux, sans caractère, bordé de colonnes frustes, de torses de statues, de pierres tumulaires criblées de chiffres romains, s'intitulait «Académie» en lettres dédorées au-dessus d'un portail vert. C'est là que l'illustre orateur avait vu le jour le 15 juillet 1832; et l'on aurait pu faire plus d'un rapprochement de son talent étriqué, classique, de sa tradition catholique et légitimiste à cette maison de petit bourgeois besogneux flanquée d'un couvent, d'un hôtel seigneurial et regardant une académie de province.

Roumestan se sentait ému, comme chaque fois que la vie le mettait en face de sa personnalité. Depuis bien des années, trente ans peut-être, il n'était pas venu là. Il avait fallu la fantaisie de cette petite fille… L'immobilité des choses le frappait. Il reconnaissait aux murs la trace d'un arrêt de volet que de sa main d'enfant il faisait tourner chaque matin en passant. Alors les fûts de colonnes, les précieux tronçons de l'Académie jetaient aux mêmes places leurs ombres classiques; les lauriers-roses de l'hôtel avaient cette même odeur amère, et il montrait à Hortense l'étroite fenêtre d'où la maman Roumestan lui faisait signe quand il revenait de l'école des frères: «Monte vite, le père est rentré.» Et le père n'aimait pas à attendre.

— Comment, Numa, c'est sérieux?… vous avez été chez les frères?

— Oui, soeurette, jusqu'à douze ans… à douze ans, tante Portal m'a mis à l'Assomption, le pensionnat le plus chic de la ville… mais ce sont les ignorantins qui m'ont appris à lire, là-bas, dans cette grande baraque aux volets jaunes.

Il se rappelait en frémissant le seau plein de saumure sous la chaire, dans lequel trempaient les férules pour rendre le cuir plus cinglant, l'immense classe carrelée où l'on récitait les leçons à genoux, où pour la moindre punition on se tramait, tendant et retirant la main, jusqu'au frère droit et rigide dans sa rugueuse soutane noire relevée sous les bras par l'effort du coup, frère Boute-à-cuire, comme on l'appelait, parce qu'il s'occupait aussi de la cuisine, et le «han!» du cher frère, et la brûlure au bout des petits doigts pleins d'encre, que la douleur poignait d'un fourmillement de piqûres. Et comme Hortense s'indignait de la brutalité de ces punitions, Roumestan en racontait d'autres plus féroces; quand il fallait par exemple balayer à coup de langue le carreau fraîchement arrosé, sa poussière devenue boue et souillant, mettant à vif le palais tendre des coupables.

— Mais c'est affreux… Et vous défendez ces gens-là!… Vous parlez pour eux à la Chambre!

— Ah! mon enfant… ça, c'est la politique… fit Roumestan sans se troubler.

Tout en causant, ils suivaient un dédale de ruelles obscures, orientales, où de vieilles femmes dormaient sur la pierre de leur porte, d'autres rues moins sombres, mais traversées dans leur largeur par le claquement de grandes bandes de calicot imprimé, balançant des enseignes: Mercerie, draperie, chaussures; ils arrivaient ainsi à ce qu'on appelle à Aps la placette, un carré d'asphalte en liquéfaction sous le soleil, entouré de magasins clos à cette heure et muets, au bord desquels, dans l'ombre courte des murs, des décrotteurs ronflaient, la tête sur leur boîte à cirer, les membres répandus comme des noyés, épaves de la tempête qui secouait la ville.