Comment faire s'il partait?… Lui-même, tout seul à Paris, il se languirait pour sûr. Et son argent, ses deux cents francs par jour, qu'est-ce qu'il en ferait dans cette grande villasse?… Sa voix devenait dure en parlant de cet argent dont elle n'aurait pas la garde, qu'elle ne pourrait pas enfermer au plus profond de ses tiroirs.

— Eh bien! alors, dit Roumestan, venez à Paris avec lui.

— Et la maison?

— Louez-la, vendez-la… Vous en rachèterez une plus belle en revenant.

Il s'arrêta sur un regard inquiet d'Hortense, et, comme pris d'un remords de troubler le repos de ces braves gens: «Après tout, il n'y a pas que l'argent dans la vie… Vous êtes heureux comme vous êtes…»

Audiberte l'interrompit vivement: «Oh! heureux… L'existence est bien pénible, allez! ce n'est plus comme dans les temps.» Elle recommençait à geindre sur les vignes, la garance, le vermillon, les vers à soie, toutes les richesses du pays disparues. Il fallait trimer au soleil, travailler comme des satyres… Ils avaient bien dans l'avenir l'héritage du cousin Puyfourcat, colon en Algérie depuis trente ans, mais c'est si loin cette Algérie d'Afrique… Et tout à coup l'astucieuse petite personne, pour rallumer Moussu Numa qu'elle se reprochait d'avoir un peu trop refroidi, dit à son frère félinement avec son intonation câline et chantante:

Qué, Valmajour, si tu nous touchais un petit air pour faire plaisir à cette belle demoiselle?

Ah! fine mouche, elle ne s'était pas trompée. Au premier coup de baguette, au premier trille emperlé, Roumestan fut repris et délira. Le garçon jouait devant le mas, appuyé à la margelle d'un vieux puits dont la ferrure en arc, enroulée d'un figuier sauvage, encadrait merveilleusement sa taille élégante et son teint de bistre. Les bras nus, la poitrine ouverte, dans ses poudreuses hardes de travail, il avait quelque chose de plus fier et de plus noble encore qu'aux Arènes, où sa grâce s'endimanchait malgré tout d'un vernis théâtral. Et les vieux airs de l'instrument rustique, poétisés du silence et de la solitude d'un beau paysage, éveillant les ruines dorées de leur songe de pierre, volaient comme des alouettes sur ces pentes majestueuses, toutes, grises de lavandes ou coupées de blé, de vigne morte, de mûriers aux larges feuilles dont l'ombre commençait à s'allonger en devenant plus claire. Le vent était tombé. Le soleil au déclin flambait sur la ligne violette des Alpilles, jetait au creux des roches un vrai mirage d'étangs de porphyre liquide, d'or en fusion, et sur tout l'horizon une vibration lumineuse, les cordes tendues d'une lyre ardente, dont le chant continu des cigales et les battements du tambourin semblaient la sonorité.

Muette et ravie, Hortense, assise sur le parapet de l'ancien donjon, accoudée à un tronçon de colonnette abritant un grenadier rabougri, écoutait et admirait, laissait voyager sa petite tête romanesque toute pleine des légendes recueillies pendant le chemin. Elle voyait le vieux castel monter de ses décombres, dresser ses tours, arrondir ses poternes, ses arceaux de cloître peuplés de belles au long corsage, au teint mat que la grande chaleur ne colorait pas. Elle-même était princesse des Baux, avec un joli nom de missel; et le musicien qui lui donnait l'aubade, un prince aussi, le dernier des Valmajour, sous des habits de paysan. «Adonc, la chanson finie,» comme il est dit dans les chroniques des cours d'amour, elle cassait au-dessus de sa tête un brin de grenadier où pendait la fleur trop lourde de pourpre vive et le tendait pour prix de son aubade au beau musicien qui, galamment, l'accrochait aux cordelettes de son tambour.

VI
MINISTRE!

Trois mois ont passé depuis ce voyage au mont de Cordoue.

Le parlement vient de s'ouvrir à Versailles sous un déluge de novembre qui rejoint les bassins du parc au ciel bas, étouffé de brume, enveloppe les deux Chambres de tristesse humide et d'obscurité, mais ne refroidit pas les colères politiques. La session s'annonce terrible. Des trains de députés, de sénateurs, se croisent, se succèdent, sifflent, grondent, secouent leur fumée menaçante, animés à leur manière des haines et des intrigues qu'ils convoient sous des torrents de pluie; et, dans cette heure de wagon, dominant le bruit des roues sur le fer, les discussions continuent avec la même âpreté, la même fureur qu'à la tribune. Le plus agité, le plus bruyant de tous, c'est Roumestan. Il a déjà prononcé deux discours depuis la rentrée. Il parle dans les commissions, dans les couloirs, à la gare, à la buvette, fait trembler la toiture en vitrage des salons de photographie où se réunissent toutes les droites. On ne voit que sa silhouette remuante et lourde, sa grosse tête toujours en rumeur, la houle de ses larges épaules redoutées du ministère qu'il est en train de «tomber» selon les règles, en souple et vigoureux lutteur du Midi. Ah! le ciel bleu, les tambourins, les cigales, tout le décor lumineux des vacances, comme il est loin, fini, démonté! Numa n'y songe pas une minute, pris dans le tourbillon de sa double vie d'avocat et d'homme politique; car, à l'exemple de son vieux maître Sagnier, en entrant à la Chambre, il n'a pas renoncé au Palais, et tous les soirs, de six à huit heures, on se presse à la porte de son cabinet de la rue Scribe.

Vous diriez une légation, ce cabinet de Roumestan. Le premier secrétaire, bras droit du leader, son conseil, son ami, est un excellent avocat d'affaires, appelé Méjean, Méridional comme tout l'entourage de Numa, mais du Midi Cévenol, le Midi des pierres, qui tient plus de l'Espagne que de l'Italie et garde en ses allures, en ses paroles, la prudente réserve et le bon sens pratique de Sancho. Trapu, robuste, déjà chauve, avec le teint bilieux des grands travailleurs, Méjean fait à lui seul toute la besogne du cabinet, déblaie les dossiers, prépare les discours, cherche à mettre des faits sous les phrases sonores de son ami, de son futur beau-frère, disent les bien informés. Les autres secrétaires, MM. de Rochemaure et de Lappara, deux jeunes stagiaires apparentés à la plus ancienne noblesse provinciale, ne sont là que pour la montre, et font chez Roumestan leur noviciat politique.

Lappara, grand beau garçon, bien jambé, teint chaud, barbe fauve, fils du vieux marquis de Lappara, chef du parti dans le Bordelais, montre bien le type de ce Midi créole, hâbleur, aventureux, friand de duels et d'escampatives. Cinq ans de Paris, cent mille francs «roustis» au cercle et payés avec les diamants de la mère, ont suffi pour lui donner l'accent du boulevard, un beau ton de gratin croustillant et doré. Tout autre est le vicomte Charlexis de Rochemaure, compatriote de Numa, élevé chez les Pères de l'Assomption, ayant fait son droit en province sous la surveillance de sa mère et d'un abbé, et gardant de son éducation, des candeurs, des timidités de lévite en contraste avec sa royale Louis XIII, l'air à la fois d'un raffiné et d'un jocrisse.

Le grand Lappara essaye d'initier ce jeune Pourceaugnac à la vie parisienne. Il lui apprend à s'habiller, ce qui est chic et pas chic, à marcher la nuque on avant, la bouche abrutie, à s'asseoir d'une pièce, les jambes allongées, pour ne pas marquer de genoux au pantalon. Il voudrait lui faire perdre cette foi naïve aux hommes et aux choses, ce goût du grimoire qui le classe gratte- papier. Mais non, le vicomte aime sa besogne, et quand Roumestan ne l'emmène pas à la Chambre ou au palais, comme aujourd'hui, il reste assis pendant des heures à grossoyer devant la longue table installée pour les secrétaires à côté du cabinet du patron. Le Bordelais, lui, a roulé un pouf contre la croisée, et, dans le jour qui tombe, le cigare aux dents, les jambes étendues, il regarde à travers la pluie et le gâchis fumant de l'asphalte la longue file d'équipages alignés, le fouet haut, au ras du trottoir, pour le jeudi de Mme Roumestan.

Que de monde! Et ce n'est pas fini, il arrive encore des voitures. Lappara, qui se vante de connaître à fond la grande livrée de Paris, annonce à mesure, tout haut: «Duchesse de San Donnino… Marquis de Bellegarde… Mazette! Les Mauconseil aussi… Ah çà, qu'est-ce qu'il y a donc?» Et, se tournant vers un maigre et long personnage qui sèche devant la cheminée ses gants de tricot, son pantalon de couleur, trop mince pour la saison et relevé avec précaution sur des bottines d'étoffe: «Savez-vous quelque chose, Bompard?

— Quelque chase?… Certainemain…»

Bompard, le mameluck de Roumestan, est comme un quatrième secrétaire qui fait le dehors, va aux nouvelles, promène dans Paris la gloire du patron. Ce métier ne l'enrichit guère, à en juger sur sa mine; mais ce n'est pas la faute de Numa.