Grand, mince, le visage hautain, d’une pâleur morbide, l’œil aigu, fouilleur, la bouche connue scellée, le vieux magistrat, originaire de Valenciennes et qui semblait lui-même fortifié, casematé par Vauban, le gênait de toute sa froideur d’homme du Nord. La haute situation qu’il devait à ses beaux ouvrages sur le droit pénal, à sa grande fortune, à l’austérité de sa vie, situation qui aurait été plus considérable encore sans l’indépendance de ses opinions et l’isolement farouche où il s’enfermait depuis la mort d’un fils de vingt ans, toutes ces circonstances passaient devant les yeux du Méridional, pendant qu’il montait, un soir de septembre 1865, le large escalier de pierre à rampe ouvragée de l’hôtel Le Quesnoy, un des plus anciens de la place Royale.
Le grand salon où on l’introduisit, la solennité des hauts plafonds que rejoignaient les portes par la peinture légère de leurs trumeaux, les tentures droites de lampes à raies aurore et fauve, encadrant les fenêtres ouvertes sur un balcon antique et tout un angle rose des bâtiments briquetés de la place n’étaient pas pour dissiper son impression. Mais l’accueil de madame Le Quesnoy le mit bien vite à l’aise. Cette petite femme au sourire triste et bon, emmitouflée et toute lourde de rhumatismes dont elle souffrait depuis qu’elle habitait Paris, gardait l’accent, les habitudes de son cher Midi, l’amour de tout ce qui le lui rappelait. Elle fit asseoir Roumestan auprès d’elle et dit en le regardant tendrement dans le demi-jour : « C’est tout le portrait d’Évélina. » Ce petit nom de tante Portal, que Numa n’était plus habitué à entendre, le toucha comme un souvenir d’enfance. Depuis longtemps, madame Le Quesnoy avait envie de connaître le neveu de son amie, mais la maison était si triste, leur deuil les avait mis tellement à part du monde, de la vie ! Maintenant ils se décidaient à recevoir un peu, non que leur douleur fût moins vive, mais à cause de leurs filles, de l’aînée surtout qui allait avoir vingt ans ; et se tournant vers le balcon où couraient des rires de jeunesse, elle appela : « Rosalie… Hortense… venez donc… Voilà M. Roumestan. »
Dix ans après cette soirée, il se rappelait l’apparition soufflante et calme, dans le cadre de la haute fenêtre et la lumière tendre du couchant, de cette belle jeune fille rajustant sa coiffure que les jeux de la petite sœur avaient dérangée, et venant à lui les yeux clairs, le regard droit, sans le moindre embarras coquet.
Il se sentit tout de suite en confiance, en sympathie.
Une ou deux fois pourtant, pendant le dîner, au hasard de la conversation, Numa crut saisir dans l’expression du beau profil au teint pur placé près de lui un frisson hautain qui passait, sans doute cet air refréjon, dont parlait la tante Portal et que Rosalie tenait de sa ressemblance avec son père. Mais la petite moue de la bouche entr’ouverte, le froid bleu du regard s’adoucissaient bien vite dans une attention bienveillante, un charme de surprise qu’on n’essayait pas même de cacher. Née et élevée à Paris, mademoiselle Le Quesnoy s’était toujours senti une aversion déterminée pour le Midi, dont l’accent, les mœurs, le paysage entrevus pendant des voyages de vacances lui étaient également antipathiques. Il y avait là comme un instinct de race et un sujet de tendres querelles entre la mère et la fille.
« Jamais je n’épouserai un homme du Midi, » disait Rosalie en riant, et elle s’en était fait un type bruyant, grossier et vide, de ténor d’opéra ou de placier de vins de Bordeaux à tête expressive et régulière. Roumestan se rapprochait bien un peu de cette claire vision de petite Parisienne railleuse ; mais sa parole chaude, musicale, prenant ce soir-là dans la sympathie environnante une force irrésistible, exaltait, affinait sa physionomie. Après quelques propos tenus à demi-voix entre voisins de table, ces hors-d’œuvre de la conversation qui circulent avec les marinades et le caviar, la causerie devenue générale, on parla des dernières fêtes de Compiègne et de ces chasses travesties, où les invités figuraient en seigneurs et dames Louis XV. Numa, qui connaissait les idées libérales du vieux Le Quesnoy, se lança dans une improvisation superbe, presque prophétique, montra cette cour en figuration du cirque, écuyères et palefreniers, chevauchant sous un ciel d’orage, se ruant à la mort du cerf au milieu des éclairs et des lointains coups de foudre ; puis en pleine fête le déluge, l’hallali noyé, tout le mardi gras monarchique finissant dans un pataugeage de sang et de boue.
Peut-être le morceau n’était-il pas tout à fait neuf, peut-être Roumestan l’avait-il essayé déjà à la Conférence. Mais jamais son entrain, son accent d’honnêteté en révolte n’avaient éveillé nulle part l’enthousiasme subitement visible dans le regard limpide et profond qu’il sentit se tourner vers lui, pendant que le doux visage de madame Le Quesnoy s’allumait d’un rayon de malice et semblait demander à sa fille : « Eh. bien, comment le trouves-tu, l’homme du Midi ? »
Rosalie était prise. Dans le retentissement de sa nature tout intérieure, elle subissait la puissance de cette voix, de ces pensées généreuses s’accordant si bien à sa jeunesse, à sa passion de liberté et de justice. Comme les femmes qui, au théâtre, identifient toujours le chanteur avec sa cavatine, l’acteur avec son rôle, elle oubliait la part qu’il fallait laisser au virtuose. Oh ! si elle avait su quel néant faisait le fond de ces phrases d’avocat, comme les galas de Compiègne le touchaient peu et qu’il n’aurait fallu qu’une invitation au timbre impérial pour le décider à se mêler à ces cavalcades, où sa vanité, ses instincts de jouisseur et de comédien se seraient satisfaits à l’aise ! Mais elle était toute au charme. La table lui semblait agrandie, transfigurés les visages las et somnolents des quelques convives, un président de chambre, un médecin de quartier ; et lorsqu’on passa dans le salon, le lustre, allumé pour la première fois depuis la mort de son frère, lui causa l’éblouissement chaud d’un vrai soleil. Le soleil, c’était Roumestan. Il ranimait le majestueux logis, chassait le deuil, le noir amoncelé dans tous les coins, ces atomes de tristesse qui flottent aux vieilles demeures, allumait les facettes des grandes glaces et rendait la vie aux délicieux trumeaux évanouis depuis cent ans.
– Vous aimez la peinture, monsieur ?
– Oh mademoiselle, si je l’aime !…
La vérité, c’est qu’il n’y entendait rien ; mais, là-dessus comme sur toutes choses, il avait un magasin d’idées, de phrases toujours prêtes, et pendant qu’on installait les tables de jeu, la peinture lui était un bon prétexte pour causer de tout près avec la jeune fille, en regardant les vieux décors du plafond et quelques toiles de maîtres pendues aux boiseries Louis XIII, admirablement conservées. Des deux, Rosalie était l’artiste. Grandie dans un milieu d’intelligence et de goût, la vue d’un beau tableau, d’une sculpture rare lui causaient une émotion spéciale et frémissante, plutôt ressentie qu’exprimée, à cause d’une grande réserve de nature et de ces fausses admirations mondaines, qui empêchent les vraies de se montrer. À les voir ensemble pourtant, et l’assurance éloquente avec laquelle l’avocat pérorait, ses grands gestes de métier en face de l’air attentif de Rosalie, on eût dit quelque maître fameux, faisant la leçon à son disciple.
– « Maman, est-ce qu’on peut entrer dans ta chambre ?… Je voudrais montrer à monsieur le panneau des chasses. »
À la table de whist, il y eut un coup d’œil furtif et interrogateur de la mère vers celui qu’elle appelait avec une indicible intonation de renoncement d’humilité « Monsieur Le Quesnoy » ; et sur un léger signe du conseiller, déclarant la chose convenable, elle acquiesça à son tour. Ils traversèrent un couloir tapissé de livres, et se trouvèrent dans la chambre des parents, majestueuse et centenaire comme le salon. Le panneau des chasses était au-dessus d’une petite porte finement sculptée.
– On ne peut rien voir, dît la jeune fille.
Elle éleva le flambeau à deux, branches, qu’elle avait pris à une table de jeu, et, la main haute, le buste tendu, elle éclairait le panneau représentant une Diane, le croissant au front, au milieu de ses chasseresses, dans un paysage élyséen. Mais avec ce geste de Canéphore, qui mettait une double flamme au-dessus de sa coiffure simple, de ses yeux clairs, avec son sourire hautain, la svelte envolée de son corps de vierge, elle était plus Diane que la déesse elle-même. Roumestan la regardait, et pris à ce charme pudique, à cette candeur de vraie jeunesse, il oubliait qui elle était, ce qu’il faisait là, ses rêves de fortune et d’ambition. Une folie lui venait de tenir dans ses bras cette taille souple, de baiser ces cheveux fins, dont l’odeur délicate l’étourdissait, d’emporter cette belle enfant, pour en faire le charme et le bonheur de toute sa vie ; et quelque chose l’avertissait que, s’il tentait cela, elle se laisserait faire, qu’elle était à lui, bien à lui, vaincue, conquise le premier jour. Flamme et vent du Midi, vous êtes irrésistibles.
III – L’ENVERS D’UN GRAND HOMME – (Suite)
S’il y eut jamais deux êtres peu faits pour vivre ensemble, ce furent bien ces deux-là. Opposés d’instincts, d’éducation, de tempérament, de race, n’ayant la même pensée sur rien, c’était le Nord et le Midi en présence, et sans espoir de fusion possible.
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