Cependant comme il n'y a presque rien de commun entre la manière d'écrire la comédie et la tragédie en Angleterre et la manière dont on écrit ces poèmes en France ; puisque, au sentiment même de Garrick, celui qui sait rendre parfaitement une scène de Shakespeare ne connaît pas le premier accent de la déclamation d'une scène de Racine; puisque enlacé par les vers harmonieux de ce dernier, comme par autant de serpents dont les replis lui étreignent la tête, les pieds, les mains, les jambes et les bras, son action en perdrait toute sa liberté : il s'ensuit évidemment que l'acteur français et l'acteur anglais qui conviennent unanimement de la vérité des principes de votre auteur ne s'entendent pas et qu'il y a dans la langue technique du théâtre une latitude, un vague assez considérable pour que des hommes sensés, d'opinions diamétralement opposées, croient y reconnaître la lumière de l'évidence. Et demeurez plus que jamais attaché à votre maxime : Ne vous expliquez point si vous voulez vous entendre.

LE SECOND


Vous pensez qu'en tout ouvrage, et surtout dans celui-ci, il y a deux sens distingués, tous les deux renfermés sous les mêmes signes, l'un à Londres, l'autre à Paris ?

LE PREMIER


Et que ces signes présentent si nettement ces deux sens que votre ami même s'y est trompé, puisqu'en associant des noms de comédiens anglais à des noms de comédiens français, leur appliquant les mêmes préceptes, et leur accordant le même blâme et les mêmes éloges, il a sans doute imaginé que ce qu'il prononçait des uns était également juste des autres.

LE SECOND


Mais, à ce compte, aucun autre auteur n'aurait fait autant de vrais contresens.

LE PREMIER


Les mêmes mots dont il se sert énonçant une chose au carrefour de Buci, et une chose différente à Drury Lane2, il faut que je l'avoue à regret; au reste, je puis avoir tort. Mais le point important, sur lequel nous avons des opinions tout à fait opposées, votre auteur et moi, ce sont les qualités premières d'un grand comédien. Moi, je lui veux beaucoup de jugement; il me faut dans cet homme un spectateur froid et tranquille ; j'en exige, par conséquent, de la pénétration et nulle sensibilité, l'art de tout imiter, ou, ce qui revient au même, une égale aptitude à toutes sortes de caractères et de rôles.

LE SECOND


Nulle sensibilité !

LE PREMIER


Nulle. Je n'ai pas encore bien enchaîné mes raisons, et vous me permettrez de vous les exposer comme elles me viendront, dans le désordre de l'ouvrage même de votre ami.

Si le comédien était sensible, de bonne foi lui serait-il permis de jouer deux fois de suite un même rôle avec la même chaleur et le même succès ? Très chaud à la première représentation, il serait épuisé et froid comme un marbre à la troisième. Au lieu qu'imitateur attentif et disciple réfléchi de la nature, la première fois qu'il se présentera sur la scène sous le nom d'Auguste, de Cinna, d'Orosmane, d'Agamemnon, de Mahomet, copiste rigoureux de lui-même ou de ses études, et observateur continu de nos sensations, son jeu, loin de s'affaiblir, se fortifiera des réflexions nouvelles qu'il aura recueillies ; il s'exaltera ou se tempérera, et vous en serez de plus en plus satisfait. S'il est lui quand il joue, comment cessera-t-il d'être lui ? S'il veut cesser d'être lui, comment saisira-t-il le point juste auquel il faut qu'il se place et s'arrête ?

Ce qui me confirme dans mon opinion, c'est l'inégalité des acteurs qui jouent d'âme. Ne vous attendez de leur part à aucune unité; leur jeu est alternativement fort et faible, chaud et froid, plat et sublime. Ils manqueront demain l'endroit où ils auront excellé aujourd'hui; en revanche, ils excelleront dans celui qu'ils auront manqué la veille. Au lieu que le comédien qui jouera de réflexion, d'étude de la nature humaine, d'imitation constante d'après quelque modèle idéal, d'imagination, de mémoire, sera un, le même à toutes les représentations, toujours également parfait : tout a été mesuré, combiné, appris, ordonné dans sa tête ; il n'y a dans sa déclamation ni monotonie, ni dissonance. La chaleur a son progrès, ses élans, ses rémissions, son commencement, son milieu, son extrême. Ce sont les mêmes accents,

les mêmes positions, les mêmes mouvements ; s'il y a quelque différence d'une représentation à l'autre, c'est ordinairement à l'avantage de la dernière. Il ne sera pas journalier : c'est une glace toujours disposée à montrer les objets et à les montrer avec la même précision, la même force et la même vérité. Ainsi que le poète, il va sans cesse puiser dans le fonds inépuisable de la nature, au lieu qu'il aurait bientôt vu le terme de sa propre richesse.

Quel jeu plus parfait que celui de la Clairon3 ? cependant suivez-la, étudiez-la, et vous serez convaincu qu'à la sixième représentation elle sait par cœur tous les détails de son jeu comme tous les mots de son rôle. Sans doute elle s'est fait un modèle auquel elle a d'abord cherché à se conformer; sans doute elle a conçu ce modèle le plus haut, le plus grand, le plus parfait qu'il lui a été possible ; mais ce modèle qu'elle a emprunté de l'histoire, ou que son imagination a créé comme un grand fantôme, ce n'est pas elle; si ce modèle n'était que de sa hauteur, que son action serait faible et petite ! Quand, à force de travail, elle a approché de cette idée le plus près qu'elle a pu, tout est fini ; se tenir ferme là, c'est une pure affaire d'exercice et de mémoire. Si vous assistiez à ses études, combien de fois vous lui diriez : Vous y êtes!... combien de fois elle vous répondrait : Vous vous trompez!... C'est comme Le Quesnoy4, à qui son ami saisissait le bras, et criait : Arrêtez! le mieux est l'ennemi du bien : vous allez tout gâter... Vous voyez . ce que j'ai fait, répliquait l'artiste haletant au connaisseur émerveillé ; mais vous ne voyez pas ce que j'ai là, et ce que je poursuis.

Je ne doute point que la Clairon n'éprouve le tourment du Quesnoy dans ses premières tentatives ; mais la lutte passée, lorsqu'elle s'est une fois élevée à la hauteur de son fantôme, elle se possède, elle se répète sans émotion. Comme il nous arrive quelquefois dans le rêve, sa tête touche aux nues, ses mains vont chercher les deux confins de l'horizon; elle est l'âme d'un grand mannequin qui l'enveloppe; ses essais l'ont fixé sur elle. Nonchalamment étendue sur une chaise longue, les bras croisés, les yeux fermés, immobile, elle peut, en suivant son rêve de mémoire, s'entendre, se voir, se juger et juger les impressions qu'elle excitera. Dans ce moment elle est double : la petite Clairon et la grande Agrippine.

LE SECOND


Rien, à vous entendre, ne ressemblerait tant à un comédien sur la scène ou dans ses études, que les enfants qui, la nuit, contrefont les revenants sur les cimetières, en élevant au-dessus de leurs têtes un grand drap blanc au bout d'une perche, et faisant sortir de dessous ce catafalque une voix lugubre qui effraie les passants.

LE PREMIER


Vous avez raison. Il n'en est pas de la Dumesnil ainsi que de la Clairon. Elle monte sur les planches sans savoir ce qu'elle dira ; la moitié du temps elle ne sait ce qu'elle dit, mais il vient un moment sublime. Et pourquoi l'acteur différerait-il du poète, du peintre, de l'orateur, du musicien ? Ce n'est pas dans la fureur du premier jet que les traits caractéristiques se présentent, c'est dans des moments tranquilles et froids, dans des moments tout à fait inattendus. On ne sait d'où ces traits viennent ; ils tiennent de l'inspiration. C'est lorsque, suspendus entre la nature et leur ébauche, ces génies portent alternativement un œil attentif sur l'une et l'autre ; les beautés d'inspiration, les traits fortuits qu'ils répandent dans leurs ouvrages, et dont l'apparition subite les étonne eux-mêmes, sont d'un effet et d'un succès bien autrement assurés que ce qu'ils ont jeté de boutade. C'est au sang-froid à tempérer le délire de l'enthousiasme.

Ce n'est pas l'homme violent qui est hors de lui-même qui dispose de nous ; c'est un avantage réservé à l'homme qui se possède. Les grands poètes dramatiques surtout sont spectateurs assidus de ce qui se passe autour d'eux dans le monde physique et dans le monde moral.

LE SECOND


Qui n'est qu'un.

LE PREMIER


Ils saisissent tout ce qui les frappe ; ils en font des recueils. C'est de ces recueils formés en eux, à leur insu, que tant de phénomènes rares passent dans leurs ouvrages. Les hommes chauds, violents, sensibles, sont en scène; ils donnent le spectacle, mais ils n'en jouissent pas. C'est d'après eux que l'homme de génie fait sa copie.