Au lieu de me questionner, va plutôt lever la trappe, et appelle, pour savoir si les autres sont arrivés.

Noll se dirigea vers un coin de la pièce, déplaça une malle et quelques paquets, saisi un anneau incrusté dans le plancher, et souleva, avec l'aide de son camarade Bob, une trappe assez lourde.

Lorsque la trappe s'ouvrit, une bouffée d'air froid et chargé de vapeurs d'eau s'engouffra dans la chambre.

Bob, roidissant ses bras, qui, bien que minces et décharnés, ne manquaient pas de vigueur, soutint la trappe à demi entr'ouverte.

S'agenouillant sur le bord de la cavité, Noll plongea sa tête dans le gouffre: le fond en était si obscur, qu'on n'y pouvait rien démêler; cependant la force et la fraîcheur du courant d'air ne permettaient pas de penser que cette trappe fût l'ouverture d'une cave, et, en prêtant une oreille attentive, on eût discerné, dans le lointain, comme un sourd clapotis d'eau.

—Je n'entends rien, dit Noll après quelques minutes d'auscultation; je m'en vais faire le signal.

Et il poussa un cri modulé et guttural qui résonna dans les profondeurs du souterrain, sans obtenir d'autre réponse que celle de l'écho.

—Au fait, dit Saunders, nous n'avons pas encore besoin d'eux, et il n'est guère agréable de se morfondre sous cette voûte noire.—Il fera nuit de bonne heure aujourd'hui, continua-t-il mentalement, en jetant les yeux vers les deux barreaux par où l'on eût pu apercevoir le ciel, si les flocons du brouillard, de plus en plus épais, ne l'avaient complètement intercepté. Tant mieux, notre besogne en sera plus facile...—Bob, le chariot chargé de marchandises qui doit obstruer le bout de la ruelle, de peur qu'on ne nous dérange pendant cette opération, est-il prêt à marcher?

—Oui, maître Saunders; Cuddy est à la tête de ses chevaux et vous fera un embarras si compacte, qu'une belette ne pourrait s'introduire dans la ruelle. Oh! le drôle est adroit. A le voir ainsi fagoté, on dirait qu'il n'a fait autre chose de sa vie que de conduire des voitures; ce n'est pourtant pas son métier, répondit Bob en riant et comme enchanté de cette facétie. Vous travaillerez là comme dans un bois ou sur une plage déserte.

—Vous avez trop d'esprit, Bob, répondit Saunders; vous ne vivrez pas jusqu'à votre mort, prenez-y garde!

Pendant que ceci se passait dans la chambre historiée des merveilleux gribouillages que nous avons décrits, une yole fine, légère, taillée en poisson, et manœuvrée par quatre rameurs qu'on aurait cru animés par un mécanisme, tant leurs mouvements s'opéraient avec une précision mathématique, remontait le cours de la Tamise sans paraître fatiguée de l'agitation des vagues et du remous de la marée. Les avirons s'enfonçaient dans l'eau sans en faire jaillir une goutte, s'ouvraient et se fermaient avec la facilité d'un éventail de jolie femme.

Quoique la brume, qui s'épaississait toujours, rendît la navigation difficile et multipliât les chances d'abordage dans ces rues de navires qui forment une ville maritime en avant du pont de Londres, la yole se faufilait en frétillant entre les obstacles avec une adresse et une légèreté inouïes. On eût dit qu'elle portait à sa proue, tant était grande sa sensibilité divinatrice, ces tentacules qui font pressentir les objets à de certains insectes et qui sont comme la vue du toucher.

Quand elle eut dépassé le pont de Londres, dont les arches énormes, s'ébauchant par de grandes masses noires sur le ciel grisâtre, formaient un de ces effets à la Martynn que les Anglais appellent babylonian, et qu'elle se trouva dans un bassin relativement plus libre, elle fila avec une vélocité double. Elle eût, comme une truite, remonté une écluse de moulin ou une cascade.

Bientôt elle dépassa successivement les ponts de Southwark, de Blackfriars, et, serrant la rive de plus près, se mit à longer Temple-Hall et Temple-Gardens; puis, rasant Somerset-House, elle se glissa sous l'arche du pont de Waterloo la plus voisine de terre, se rapprocha du bord, et vint s'engouffrer dans une arcade basse à demi masquée par les saillies des avant-corps au milieu desquels elle était pratiquée. Quelques bateaux chargés étaient amarrés autour, et ce bâtiment, fait de briques et de planches, autant qu'on pouvait le démêler à travers le brouillard, avait l'air d'un magasin ou d'un entrepôt de marchandises.

L'embarcation pénétra sous cette voûte basse, qui s'étendait beaucoup plus qu'on n'aurait pu le croire d'abord; un coude soudain, fait à peu de distance de l'orifice, en dissimulait habilement la profondeur.

Après quelques minutes d'une nage prudente, les nageurs sortirent leurs avirons de l'eau, et l'un d'eux, cherchant à tâtons un anneau scellé dans le mur, après l'avoir rencontré, y passa une corde et attacha la yole; puis, les uns après les autres, ils sautèrent sur la première marche, à moitié couverte d'eau, d'un escalier que leur habitude des localités leur fit trouver sur-le-champ, malgré la nuit qui les enveloppait.

Une grille qu'un des matelots ouvrit barrait le passage à cet endroit.

L'escalier, après une trentaine de marches, aboutissait à un plafond que le premier des matelots heurta assez fort de la tête.

—Au diable la distraction! j'ai mal compté, et je me suis trompé d'une marche en montant. Ma punition est une bosse au front; heureusement que j'ai le crâne plus dur qu'un bifteck à la taverne de l'Artichaut couronné.

—Eh bien, Snuff, que vous arrive-t-il? qu'avez-vous à grommeler entre vos dents, comme une vieille femme papiste qui égrène son chapelet, au lieu de cogner au plancher et de faire le signal? Croyez-vous que nous nous amusions là, derrière vous, sur cet escalier plus roide qu'une échelle de potence?

—Je vais frapper contre le plafond, et en même temps pousser le cri.

Un coup sourd retentit dans le souterrain, bientôt suivi d'un piaulement aigre et prolongé.

—Qui travaille là, sous le plancher? dit Saunders tressaillant à ce son bien connu.

Et, frappant du talon sur la trappe:

—Paix là, vieille taupe! on y va! ajouta-t-il, parodiant à son usage le mot d'Hamlet à l'Ombre; car Saunders avait vu récemment, au théâtre de Drury-Lane, cette pièce du vieux Shakespeare, qui avait fait une vive impression sur sa nature rude mais poétique.

La trappe s'ouvrit, et, rabattue sur ses charnières, laissa émerger successivement du gouffre humide quatre gaillards qui, s'ils n'avaient pas l'air précisément convenable, portaient du moins, sur leurs faces rougies par les intempéries de l'air, une expression d'astuce et d'audace significative de qualités énergiques dépensées peut-être en dehors du cercle des choses permises.

—Y a-t-il encore du gin et du wiskey? s'écria le premier qui mit le pied sur le plancher.

Et il courut aussitôt à la table vérifier si quelques gouttes des précieuses liqueurs perlaient encore au fond des bouteilles.

—Oh! dit le second, quand Noll et Bob sont restés accoudés face à face un quart d'heure, séparés par une bouteille, la pauvre petite se meurt bientôt de consomption.

—Allons, ne pleure pas, Snuff, répondit Noll en tirant d'un coin une bouteille pleine. Belzébuth se lécherait les lèvres s'il tâtait de cela. C'est du vitriol pur, du feu liquide sans mélange de rien de fade. Es-tu comme moi? plus je vais, plus je trouve le gin faible!

—C'est là vie, mon vieux: plus on va, plus on perd ses illusions. Nous avons tous cru à la force du gin. Est-on simple quand on est jeune! modula mélancoliquement Snuff, en versant une rasade philosophique de ruine bleue.

Le conciliabule en était là lorsque l'étranger et son guide, après avoir fait le signal de reconnaissance, pénétrèrent dans la salle.

Il promena son regard clair sur ces estimables canailles, qui, involontairement, baissèrent les yeux, à l'exception de Saunders, dont le visage paraissait un muffle parmi des museaux, une hure parmi des groins. Il y avait en lui l'étoffe d'un crime. Les autres n'étaient capables que de délits. C'était un pirate; ses camarades n'arrivaient qu'au voleur.

L'étranger, avec cette délicatesse des âmes cultivées, devina tout de suite que le moins ignoble de la bande était Saunders; d'un regard, il en fit le chef, et ce fut à lui qu'il adressa la parole.

—Tout est-il disposé d'après le plan convenu? dit l'étranger d'un ton impératif et calme.

—Oui, milord; nous n'attendons plus pour agir que le bon plaisir de Votre Grâce, répondit Saunders poliment, mais sans basse obséquiosité.

—Bien; l'heure d'agir est arrivée.

—Allons, dit Noll à Bob, va dire à Cuddy de s'engager dans la ruelle avec sa voiture.

Bob sortit après avoir essayé de donner avec sa manche usée un peu de lustre à son feutre sans poil; car, disait-il, il fallait toujours avoir l'air d'un homme du monde.

Saunder disposa son masque de poix dans le fond de sa main épaisse, et s'apprêta à sortir.

—L'homme avec lequel j'entrerai dans la ruelle en causant est celui qu'il faut enlever, dit l'inconnu; mais surtout pas de violences; pas de brutalités!

—Soyez tranquille, milord: le gentilhomme sera manié délicatement, comme une caisse où il y a écrit: «Fragile,» répondit Noll avec une fatuité de contrebandier. Tous les hommes de la bande sortirent les uns après les autres, pour ne pas donner de soupçons, et se mirent à flâner le plus naturellement du monde dans ce lane désert.

L'étranger se dirigea seul du côté de l'église Sainte-Margareth.

IV

Usant des privilèges du romancier, nous allons sauter, sans transition aucune, du sombre bouge que nous venons de décrire, dans une élégante maison du West-End. Cet écart, loin de nous éloigner de notre histoire, nous y ramène. La scène est bien différente; mais nous n'avons pas cherché le contraste.

Les femmes de miss Amabel Vyvyan venaient de mettre la dernière main à sa toilette de mariée, et Fanny, par surcroît de précaution, fixait par aine nouvelle épingle enfoncée dans l'épaisse torsade de cheveux bruns enroulés derrière la tête d'Amabel, un long voile de dentelle d'Angleterre, qui retombait en plis transparents sur la blanche toilette nuptiale.

Mary et Susannah, les deux autres caméristes, lorsqu'elles virent le voile définitivement attaché, prirent deux flambeaux qui brûlaient sur la table, et les tinrent élevés pour que leur jeune maîtresse pût se contempler à son aise dans la glace; car, bien qu'il fût près de onze heures du matin, à peine si un rayon livide de lumière pénétrait à travers les vitres et les rideaux; un de ces brouillards jaunes, épais, suffocants, si communs à Londres, pesait sur la ville et continuait dans le jour les ombres de la nuit.

La tête, qui, illuminée de reflets soudains, se réfléchit comme entourée d'une auréole sur le fond sombre de la glace, était d'une beauté à ne le céder en rien aux plus pures créations de l'art grec.

Ce qui frappait surtout dans ce divin visage, c'était une blancheur lactée, marmoréenne, éblouissante, lumineuse pour ainsi dire, où les traits se dessinaient avec la transparence et la finesse de ceux d'une statue d'albâtre oriental. Quoiqu'il soit dans l'habitude des jeunes fiancées près de marcher à l'autel d'avoir les joues couvertes du voile épais de la pudeur, celles d'Amabel étaient à peine colorées d'une imperceptible teinte vermeille semblable à celle qui ravive le cœur des roses blanches. Le sang d'azur de l'aristocratie veinait cette chair délicate, fleur de serre chaude que n'avait jamais fatigué le soleil ni la pluie, fine pulpe composée de sucs exquis et de purs éléments où la rusticité plébéienne n'avait pas un atome à revendiquer.

L'absence des soucis matériels, les recherches d'un luxe héréditaire, la confortabilité parfaite de la vie, l'habitation de vastes appartements et de châteaux aux grands parcs pleins d'ombrages et d'eaux vives, jointes à la pureté de la race, amènent souvent la beauté anglaise à une perfection inimaginable. Le marbre vivant dans lequel sont sculptés ces beaux corps n'a de rival dans aucun pays du monde, pour l'éclat, la finesse et la transparence du grain. Les carrières de Paros et de Pentélique humain se trouvent dans l'antique Albion, ainsi nommée plutôt à cause de ses femmes que de ses falaises.

Amabel était la plus blanche fille de ce nid de cygnes arrêté au milieu de l'Océan.

Deux fins sourcils noirs rejoignaient leurs arcs à la racine d'un nez qu'une légère inflexion aquiline rendait plus noble que le nez grec, sans lui rien ôter de sa correction, et couronnaient des yeux aux prunelles d'un brun intense et chaud nageant sur un cristallin d'une limpidité bleuâtre; une bouche d'un pourpre vif éclatait comme un œillet rouge au milieu de cette pâleur, qu'elle rendait plus sensible et plus frappante.

Le long des belles joues d'Amabel se déroulaient deux molles spirales de cheveux soyeux et lustrés dont elle corrigea le tour du bout du doigt. Pour donner à sa toilette ce perfectionnement, elle mit en évidence une main d'une forme charmante, étroite, un peu longue, aux doigts effilés terminés par des ongles polis, brillants comme le jade, et d'une pureté aristocratique irréprochable. De telles mains, le désespoir des duchesses de la finance, ne s'obtiennent que par des siècles de vie élégante et se transmettent, comme les diamants, de génération en génération.

Apparemment, Amabel se trouva bien, car un léger sourire releva les coins de sa bouche sérieuse, et, se tournant vers Fanny, elle lui dit d'une voix harmonieuse comme de la musique:

—Fanny, vous vous êtes surpassée aujourd'hui. Je ne suis vraiment pas mal.

—Mademoiselle, car je peux dire encore mademoiselle, n'est guère difficile à parer. Elle va si bien à ses robes!

—Flatteuse! Mais quelle heure est-il?

—Onze heures vont sonner, répondit Fanny après avoir consulté de l'œil une pendule incrustée de burgau et posée sur un piédouche.

—Onze heures déjà! et ma tante lady Eleanor Braybrooke qui n'arrive pas!

—Il me semble, répondit Fanny, que j'entends une voiture qui s'arrête devant la porte. Ce doit être lady Eleanor.

Un tonnerre de coups de marteau retentit au bas de la maison comme Fanny achevait sa phrase, présageant un personnage d'importance.

En effet, au bout de quelques minutes, un valet poudré et en bas de soie annonça, en soulevant la portière:

—Lady Eleanor Braybrooke!

Une femme majestueuse et raide, ayant atteint cet âge si difficile à fixer, qu'on appelle poliment un certain âge, entra dans la chambre avec une roideur automatique, sans faire onduler le moins du monde son épaisse robe de soie.