Va pourtant pour visage de pitre ! Mais s’il a des « prétentions à l’esprit », qu’en savez-vous, puisque aussi bien il n’a pas encore ouvert la bouche ? Et de même, un peu plus loin, l’auteur, dans le public qu’il nous décrit, nous montrera du doigt un « réactionnaire ». C’est une désignation assez fréquente aujourd’hui. Mais ici, je le demande encore à M. Flaubert : « Un réactionnaire ? à quoi reconnaissez-vous cela à distance ? Qui vous l’a dit ? Qu’en savez-vous ? » L’auteur, évidemment, s’amuse, et tous ces traits sont inventés à plaisir. Mais ce n’est rien encore, poursuivons. L’auteur continue à peindre le public, ou plutôt de purs « modèles » bénévoles qu’il a groupés à loisir dans son atelier : « En tirant une orange de sa poche, un nègre… » Voyageur ! vous n’avez à la bouche que les mots de vérité, d’« objectivité », vous en faites profession, vous en faites parade ; mais sous cette prétendue impersonnalité comme on vous reconnaît vite, ne serait-ce qu’à ce nègre, à cette orange, tout à l’heure à ce perroquet, fraîchement débarqués avec vous, à tous ces accessoires rapportés que vous vous dépêchez bien vite de venir plaquer sur votre esquisse, la plus bigarrée, je le déclare, la moins véridique, la moins ressemblante où se soit jamais évertué votre pinceau.

Donc le nègre tire de sa poche une orange, et ce faisant, il… « s’attire de la considération » ! M. Flaubert, j’entends bien, veut dire que dans une foule quelqu’un qui peut faire emploi et montre d’un avantage, même usuel et familier à chacun, qui tire un gobelet par exemple quand près de lui on boit à la bouteille ; un journal, s’il est le seul qui ait pensé à l’acheter, que ce quelqu’un-là est aussitôt désigné à la remarque et à la distinction des autres. Mais avouez qu’au fond vous n’êtes pas fâché, en hasardant cette expression si bizarre et déplacée de « considération », d’insinuer que toute considération, jusqu’à la plus haute et la plus recherchée, n’est pas beaucoup plus que cela, qu’elle est faite de l’envie que donnent aux autres des biens au fond sans valeur. Eh bien, nous le disons à M. Flaubert, cela n’est pas vrai ; la considération, – et nous savons que l’exemple vous touchera, car vous n’êtes de l’école de l’insensibilité, de l’impassibilité, qu’en littérature, – on l’acquiert par toute une vie donnée à la science, à l’humanité. Les lettres, autrefois, pouvaient la procurer aussi, quand elles n’étaient que le gage et comme la fleur de l’urbanité de l’esprit, de cette disposition tout humaine qui peut avoir, certes, sa prédilection et sa visée, mais admet, à côté des images du vice et des ridicules, l’innocence et la vertu. Sans remonter aux anciens (bien plus « naturalistes » que vous ne serez jamais, mais qui, sur le tableau découpé dans un cadre réel, font toujours descendre à l’air libre et comme à ciel ouvert un rayon tout divin qui pose sa lumière au fronton et éclaire le contraste), sans remonter jusqu’à eux, qu’ils aient nom Homère ou Moschus, Bion ou Léonidas de Tarente, et pour en venir à des peintures plus préméditées, est-ce autre chose, dites-le-nous, qu’ont toujours fait ces mêmes écrivains dont vous ne craignez pas de vous réclamer ? Et Saint-Simon d’abord, à côté des portraits tout atroces et calomniés d’un Noailles ou d’un Harlay, quels grands coups de pinceau n’a-t-il pas pour nous montrer, dans sa lumière et sa proportion, la vertu d’un Montal, d’un Beauvilliers, d’un Rancé, d’un Chevreuse ? Et jusque dans cette « Comédie humaine », ou soi-disant telle, où M. de Balzac, avec une suffisance qui prête à sourire, prétend tracer des « scènes (en réalité toutes fabuleuses) de la vie parisienne et de la vie de province » (lui, l’homme incapable d’observer s’il en fut), en regard et comme en rachat des Hulot, des Philippe Bridau, des Balthazar Cleas, comme il les appelle, et à qui vos Narr’Havas et vos Shahabarims n’ont rien à envier, je le confesse, n’a-t-il pas imaginé une Adeline Hulot, une Blanche de Mortsauf, une Marguerite de Solis ?

Certes, on eût bien étonné, et à bon droit, les Jacquemont, les Daru, les Mérimée, les Ampère, tous ces hommes de finesse et d’étude qui l’ont si bien connu et qui ne croyaient pas qu’il y eût besoin, pour si peu, de faire sonner tant de cloches, si on leur avait dit que le spirituel Beyle, à qui l’on doit tant de vues claires et fructueuses, tant de remarques appropriées, passerait romancier de nos jours. Mais enfin, il est encore plus vrai que vous ! Mais il y a plus de vérité dans la moindre étude, je dis de Sénac de Meilhan, de Ramond ou d’Althon Shée, que dans la vôtre, si laborieusement inexacte ! Tout cela est faux à crier, vous ne le sentez donc pas ?

Enfin l’audience est reprise (tout cela est bien dépourvu de circonstances et de détermination), l’avocat de Werner a la parole, et M. Flaubert nous avertit qu’en se tournant vers le président il fait, chaque fois, « une révérence si profonde qu’on aurait dit un diacre quittant l’autel ». Qu’il y ait eu de tels avocats, et même au barreau de Paris, « agenouillés », comme dit l’auteur, devant la cour et le ministère public, c’est bien possible. Mais il y en a d’autres aussi – cela, M. Flaubert ne veut pas le savoir – et il n’y a pas si longtemps que nous avons entendu le bien considérable Chaix d’Est-Ange (dont les discours publiés ont perdu non, certes, toute l’impulsion et le sel, mais l’à-propos et le colloque) répondre fièrement à une sommation hautaine du ministère public : « Ici, à la barre, M. l’avocat général et moi nous sommes égaux, au talent près ! » Ce jour-là, l’aimable juriste, qui ne pouvait, certes, trouver autour de lui l’atmosphère, la résonance divine du dernier âge de la République, avait su pourtant, tout comme un Cicéron, lancer la flèche d’or.

Mais l’action, un moment déprimée, se motive et se hâte. L’accusé est introduit, et d’abord, à sa vue, certaines personnes regrettent (toujours des suppositions !) la richesse qui leur aurait permis de partir au loin avec une femme aimée jadis, à ces heures dont parle le poète, seules dignes d’être vécues et où l’on s’enflamme parfois pour toute la vie, vita dignior ætas ! Le morceau, lu à haute voix – et bien qu’y manque un peu ce ressentiment d’impressions douces et véritables où se sont laissé aller avec bien de l’agrément un Monselet, un Frédéric Soulié, – présenterait assez d’harmonie et de vague :

« Ils auraient connu le cri des pétrels, la venue des brouillards, l’oscillation des navires, le développement des nuées ». Mais, je le demande, que viennent faire ici les pétrels ? L’auteur visiblement recommence à s’amuser, tranchons le mot, à nous mystifier. On peut n’avoir pas pris ses us en ornithologie et savoir que le pétrel est un oiseau fort commun sur nos côtes, et qu’il n’est nul besoin d’avoir découvert le diamant et fait fortune pour le rencontrer. Un chasseur qui en a souvent poursuivi m’assure que son cri n’a absolument rien de particulier et qui puisse si fort émouvoir celui qui l’entend. Il est clair que l’auteur a mis cela au hasard de la phrase. Le cri du pétrel, il a trouvé que cela faisait bien et, dare-dare, il nous l’a servi. M. de Chateaubriand est le premier qui ait ainsi fait entrer dans un cadre étudié des détails ajoutés après coup et sur la vérité desquels il ne se montrait pas difficile. Mais lui, même dans son annotation dernière, il avait le don divin, le mot qui dresse l’image en pied, pour toujours, dans sa lumière et sa désignation ; il possédait, comme disait Joubert, le talisman de l’Enchanteur. Ah ! postérité d’Atala, postérité d’Atala, on te retrouve partout aujourd’hui, jusque sur la table de dissection des anatomistes ! etc.

IV

PAR HENRI DE RÉGNIER

Le diamant ne me plaît guère. Je ne lui trouve pas de beauté.