Caroline, votre ex-biche, votre ex-trésor, devenue tout bonnement votre femme, s’appuie beaucoup trop sur votre bras en se promenant sur le Boulevard, ou trouve beaucoup plus distingué de ne plus vous donner le bras ;
Ou elle voit des hommes plus ou moins jeunes, plus ou moins bien mis, quand autrefois elle ne voyait personne, même quand le Boulevard était noir de chapeaux et battu par plus de bottes que de bottines ;
Ou, quand vous rentrez, elle dit : « — Ce n’est rien, c’est Monsieur ! » au lieu de : « — Ah ! c’est Adolphe ! » qu’elle disait avec un geste, un regard, un accent qui faisaient penser à ceux qui l’admiraient : Enfin, en voilà une heureuse ! (Cette exclamation d’une femme implique deux temps : celui pendant lequel elle est sincère, celui pendant lequel elle est hypocrite avec : « Ah ! c’est Adolphe. » Quand elle s’écrie : « — Ce n’est rien, c’est Monsieur ! » elle ne daigne plus jouer la comédie.)
Ou, si vous revenez un peu tard (onze heures, minuit), elle... ronfle !!! odieux indice !
Ou, elle met ses bas devant vous... (Dans le mariage anglais, ceci n’arrive qu’une seule fois dans la vie conjugale d’une lady ; le lendemain, elle part pour le continent avec un captain quelconque, et ne pense plus à mettre ses bas.)
Ou... mais restons-en là.
Ceci s’adresse à des marins ou maris familiarisés avec LA CONNAISSANCE DES TEMPS.
LE TAON CONJUGAL.
Eh bien ! sous cette ligne voisine d’un signe tropical sur le nom duquel le bon goût interdit de faire une plaisanterie vulgaire et indigne de ce spirituel ouvrage, il se déclare une horrible petite misère ingénieusement appelée le Taon Conjugal, de tous les cousins, moustiques, taracanes, puces et scorpions, le plus impatientant, en ce qu’aucune moustiquière n’a pu être inventée pour s’en préserver.
Le Taon ne pique pas sur-le-champ : il commence à tintinnuler à vos oreilles, et vous ne savez pas encore ce que c’est.
Ainsi, à propos de rien, de l’air le plus naturel du monde, Caroline dit : — Madame Deschars avait une bien belle robe, hier...
— Elle a du goût, répond Adolphe sans en penser un mot.
— C’est son mari qui la lui a donnée, réplique Caroline en haussant les épaules.
— Ah !
— Oui, une robe de quatre cents francs ! Elle a tout ce qui se fait de plus beau en velours...
— Quatre cents francs ! s’écrie Adolphe en prenant la pose de l’apôtre Thomas.

— Mais il y a deux lés de rechange et un corsage...
— Il fait bien les choses, monsieur Deschars ! reprend Adolphe en se réfugiant dans la plaisanterie.
— Tous les hommes n’ont pas de ces attentions-là, dit Caroline sèchement.
— Quelles attentions ?...
— Mais, Adolphe... penser aux lés de rechange et à un corsage pour faire encore servir la robe quand elle ne sera plus de mise, décolletée...
Adolphe se dit en lui-même : — Caroline veut une robe.
Le pauvre homme !... !... !
Quelque temps après, monsieur Deschars a renouvelé la chambre de sa femme.
Puis monsieur Deschars a fait remonter à la nouvelle mode les diamants de sa femme.
Monsieur Deschars ne sort jamais sans sa femme, ou ne laisse sa femme aller nulle part sans lui donner le bras.
Si vous apportez quoi que ce soit à Caroline, ce n’est jamais aussi bien que ce qu’a fait monsieur Deschars.
Si vous vous permettez le moindre geste, la moindre parole un peu trop vifs ; si vous parlez un peu haut, vous entendez cette phrase sibilante et vipérine :
— Ce n’est pas monsieur Deschars qui se conduirait ainsi ! Prends donc monsieur Deschars pour modèle.
Enfin, l’imbécile monsieur Deschars apparaît dans votre ménage à tout moment et à propos de tout.
Ce mot : « — Vois donc un peu si monsieur Deschars se permet jamais... » est une épée de Damoclès, ou ce qui est pis, une épingle ; et votre amour-propre est la pelote où votre femme la fourre continuellement, la retire et la refourre, sous une foule de prétextes inattendus et variés, en se servant d’ailleurs des termes d’amitié les plus câlins ou avec des façons assez gentilles.
Adolphe, taonné jusqu’à se voir tatoué de piqûres, finit par faire ce qui se fait en bonne police, en gouvernement, en stratégie. (Voyez l’ouvrage de Vauban sur l’attaque et la défense des places fortes.) Il avise madame de Fischtaminel, femme encore jeune, élégante, un peu coquette, et il la pose (le scélérat se proposait ceci depuis long-temps) comme un moxa sur l’épiderme excessivement chatouilleux de Caroline. O vous qui vous écriez souvent : « — Je ne sais pas ce qu’a ma femme !... » vous baiserez cette page de philosophie transcendante, car vous allez y trouver la clef du caractère de toutes les femmes !... Mais les connaître aussi bien que je les connais, ce ne sera pas les connaître beaucoup : elles ne se connaissent pas elles-mêmes ! Enfin, Dieu, vous le savez, s’est trompé sur le compte de la seule qu’il ait eue à gouverner et qu’il avait pris le soin de faire.

Caroline veut bien piquer Adolphe à toute heure, mais cette faculté de lâcher de temps en temps une guêpe au conjoint (terme judiciaire) est un droit exclusivement réservé à l’épouse. Adolphe devient un monstre s’il détache sur sa femme une seule mouche. De Caroline, c’est de charmantes plaisanteries, un badinage pour égayer la vie à deux, et dicté surtout par les intentions les plus pures ; tandis que, d’Adolphe, c’est une cruauté de Caraïbe, une méconnaissance du cœur de sa femme et un plan arrêté de lui causer du chagrin. Ceci n’est rien.
— Vous aimez donc bien madame de Fischtaminel ? demande Caroline. Qu’a-t-elle donc dans l’esprit ou dans les manières de si séduisant, cette araignée-là ?
— Mais, Caroline...
— Oh ! ne prenez pas la peine de nier ce goût bizarre, dit-elle en arrêtant une négation sur les lèvres d’Adolphe, il y a long-temps que je m’aperçois que vous me préférez cet échalas (madame de Fischtaminel est maigre). Eh ! bien, allez... vous aurez bientôt reconnu la différence.
Comprenez-vous ? Vous ne pouvez pas soupçonner Caroline d’avoir le moindre goût pour monsieur Deschars (un gros homme commun, rougeaud, un ancien notaire), tandis que vous aimez madame de Fischtaminel ! Et alors Caroline, cette Caroline dont l’innocence vous a tant fait souffrir, Caroline qui s’est familiarisée avec le monde, Caroline devient spirituelle : vous avez deux Taons au lieu d’un.
Le lendemain elle vous demande, en prenant un petit air bon-enfant : — Où en êtes-vous avec madame de Fischtaminel ?...
Quand vous sortez, elle vous dit : — Va, mon ami, va prendre les eaux !
Car, dans leur colère contre une rivale, toutes les femmes, même les duchesses, emploient l’invective, et s’avancent jusque dans les tropes de la Halle ; elles font alors arme de tout. Vouloir convaincre Caroline d’erreur et lui prouver que madame de Fischtaminel vous est indifférente, vous coûterait trop cher. C’est une sottise qu’un homme d’esprit ne commet pas dans son ménage : il y perd son pouvoir et il s’y ébrèche.
Oh ! Adolphe, tu es arrivé malheureusement à cette saison si ingénieusement nommée l’été de la saint Martin du mariage. Hélas ! il faut, chose délicieuse ! reconquérir ta femme, ta Caroline, la reprendre par la taille, et devenir le meilleur des maris en tâchant de deviner ce qui lui plaît, afin de faire à son plaisir au lieu de faire à ta volonté ! Toute la question est là désormais.
LES TRAVAUX FORCÉS.
Admettons ceci, qui, selon nous, est une vérité remise à neuf :
AXIOME.
La plupart des hommes ont toujours un peu de l’esprit qu’exige une situation difficile, quand ils n’ont pas tout l’esprit de cette situation.
Quant aux maris qui sont au-dessous de leur position, il est impossible de s’en occuper : il n’y a pas de lutte, ils entrent dans la classe nombreuse des Résignés.
Adolphe se dit donc : — Les femmes sont des enfants : présentez-leur un morceau de sucre, vous leur faites danser très-bien toutes les contredanses que dansent les enfants gourmands ; mais il faut toujours avoir une dragée, la leur tenir haut, et... que le goût des dragées ne leur passe point. Les Parisiennes (Caroline est de Paris) sont excessivement vaines, elles sont gourmandes !... On ne gouverne les hommes, on ne se fait des amis, qu’en les prenant tous par leurs vices, en flattant leurs passions : ma femme est à moi !
Quelques jours après, pendant lesquels Adolphe a redoublé d’attention pour sa femme, il lui tient ce langage :
— Tiens, Caroline, amusons-nous ! il faut bien que tu mettes ta nouvelle robe (la pareille à celle de madame Deschars), et... ma foi, nous irons voir quelque bêtise aux Variétés.
Ces sortes de propositions rendent toujours les femmes légitimes de la plus belle humeur. Et d’aller ! Adolphe a commandé pour deux, chez Borrel, au Rocher de Cancale, un joli petit dîner fin.
— Puisque nous allons aux Variétés, dînons au cabaret ! s’écrie Adolphe sur les Boulevards en ayant l’air de se livrer à une improvisation généreuse.
Caroline, heureuse de cette apparence de bonne fortune, s’engage alors dans un petit salon où elle trouve la nappe mise et le petit service coquet offert par Borrel aux gens assez riches pour payer le local destiné aux grands de la terre qui se font petits pour un moment.
Les femmes, dans un dîner prié, mangent peu : leur secret harnais les gêne, elles ont le corset de parade, elles sont en présence de femmes dont les yeux et la langue sont également redoutables. Elles aiment, non pas la bonne, mais la jolie chère : sucer des écrevisses, gober des cailles au gratin, tortiller l’aile d’un coq de bruyère, et commencer par un morceau de poisson bien frais relevé par une de ces sauces qui font la gloire de la cuisine française. La France règne par le goût en tout : le dessin, les modes, etc. La sauce est le triomphe du goût, en cuisine. Donc, grisettes, bourgeoises et duchesses sont enchantées d’un bon petit dîner arrosé de vins exquis, pris en petite quantité, terminé par des fruits comme il n’en vient qu’à Paris, surtout quand on va digérer ce petit dîner au spectacle, dans une bonne loge, en écoutant des bêtises, celles de la scène, et celles qu’on leur dit à l’oreille pour expliquer celles de la scène. Seulement l’addition du restaurant est de cent francs, la loge en coûte trente, et les voitures, la toilette (gants frais, bouquet, etc.) autant. Cette galanterie monte à un total de cent soixante francs, quelque chose comme quatre mille francs par mois, si l’on va souvent à l’Opéra-Comique, aux Italiens et au grand Opéra. Quatre mille francs par mois valent aujourd’hui deux millions de capital. Mais tout honneur conjugal vaut cela.
Caroline dit à ses amies des choses qu’elle croit excessivement flatteuses, mais qui font faire la moue à un mari spirituel.

— Depuis quelque temps, Adolphe est charmant.
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