Pierre Grassou
HONORÉ DE BALZAC
LA COMÉDIE HUMAINE
ÉTUDES DE MŒURS
SCÈNES DE LA VIE PARISIENNE
PIERRE GRASSOU

AU LIEUTENANT-COLONEL D’ARTILLERIE PERIOLLAS,
Comme un témoignage de l’affectueuse estime de l’auteur,
DE BALZAC.
Toutes les fois que vous êtes sérieusement allé voir l’Exposition des ouvrages de sculpture et de peinture, comme elle a lieu depuis la Révolution de 1830, n’avez-vous pas été pris d’un sentiment d’inquiétude, d’ennui, de tristesse, à l’aspect des longues galeries encombrées ? Depuis 1830, le Salon n’existe plus. Une seconde fois, le Louvre a été pris d’assaut par le peuple des artistes qui s’y est maintenu. En offrant autrefois l’élite des œuvres d’art, le Salon emportait les plus grands honneurs pour les créations qui y étaient exposées. Parmi les deux cents tableaux choisis, le public choisissait encore : une couronne était décernée au chef-d’œuvre par des mains inconnues. Il s’élevait des discussions passionnées à propos d’une toile. Les injures prodiguées à Delacroix, à Ingres, n’ont pas moins servi leur renommée que les éloges et le fanatisme de leurs adhérents. Aujourd’hui, ni la foule ni la Critique ne se passionneront plus pour les produits de ce bazar. Obligées de faire le choix dont se chargeait autrefois le Jury d’examen, leur attention se lasse à ce travail ; et, quand il est achevé, l’Exposition se ferme. Avant 1817, les tableaux admis ne dépassaient jamais les deux premières colonnes de la longue galerie où sont les œuvres des vieux maîtres, et cette année ils remplirent tout cet espace, au grand étonnement du public. Le Genre historique, le Genre proprement dit, les tableaux de chevalet, le Paysage, les Fleurs, les Animaux, et l’Aquarelle, ces huit spécialités ne sauraient offrir plus de vingt tableaux dignes des regards du public, qui ne peut accorder son attention à une plus grande quantité d’œuvres. Plus le nombre des artistes allait croissant, plus le Jury d’admission devait se montrer difficile. Tout fut perdu dès que le Salon se continua dans la Galerie. Le Salon devait rester un lieu déterminé, restreint, de proportions inflexibles, où chaque Genre exposait ses chefs-d’œuvre. Une expérience de dix ans a prouvé la bonté de l’ancienne institution. Au lieu d’un tournoi, vous avez une émeute ; au lieu d’une Exposition glorieuse, vous avez un tumultueux bazar ; au lieu du choix, vous avez la totalité. Qu’arrive-t-il ? Le grand artiste y perd. Le Café Turc, les Enfants à la fontaine, le Supplice des crochets, et le Joseph de Decamps eussent plus profité à sa gloire, tous quatre dans le grand Salon, exposés avec les cent bons tableaux de cette année, que ses vingt toiles perdues parmi trois mille œuvres, confondues dans six galeries. Par une étrange bizarrerie, depuis que la porte s’ouvre à tout le monde, on parle des génies méconnus. Quand douze années auparavant, la Courtisane de Ingres et celles de Sigalon, la Méduse de Géricault, le Massacre de Scio de Delacroix, le Baptême d’Henri IV par Eugène Deveria, admis par des célébrités taxées de jalousie, apprenaient au monde, malgré les dénégations de la Critique, l’existence de palettes jeunes et ardentes, il ne s’élevait aucune plainte. Maintenant que le moindre gâcheur de toile peut envoyer son œuvre, il n’est question que de gens incompris. Là où il n’y a plus jugement, il n’y a plus de chose jugée. Quoi que fassent les artistes, ils reviendront à l’examen qui recommande leurs œuvres aux admirations de la foule pour laquelle ils travaillent : sans le choix de l’Académie, il n’y aura plus de Salon, et sans Salon l’Art peut périr.
Depuis que le livret est devenu un gros livre, il s’y produit bien des noms qui restent dans leur obscurité, malgré la liste de dix ou douze tableaux qui les accompagne. Parmi ces noms, le plus inconnu peut-être est celui d’un artiste nommé Pierre Grassou, venu de Fougères, appelé plus simplement Fougères dans le monde artiste, qui tient aujourd’hui beaucoup de place au soleil, et qui suggère les amères réflexions par lesquelles commence l’esquisse de sa vie, applicable à quelques autres individus de la Tribu des Artistes. En 1832, Fougères demeurait rue de Navarin, au quatrième étage d’une de ces maisons étroites et hautes qui ressemblent à l’obélisque de Luxor, qui ont une allée, un petit escalier obscur à tournants dangereux, qui ne comportent pas plus de trois fenêtres à chaque étage, et à l’intérieur desquelles se trouve une cour, ou, pour parler plus exactement, un puits carré. Au-dessus des trois ou quatre pièces de l’appartement occupé par Grassou de Fougères s’étendait son atelier, qui avait vue sur Montmartre. L’atelier peint en fond de briques, le carreau soigneusement mis en couleur brune et frotté, chaque chaise munie d’un petit tapis bordé, le canapé, simple d’ailleurs, mais propre comme celui de la chambre à coucher d’une épicière, là, tout dénotait la vie méticuleuse des petits esprits et le soin d’un homme pauvre. Il y avait une commode pour serrer les effets d’atelier, une table à déjeuner, un buffet, un secrétaire, enfin les ustensiles nécessaires aux peintres, tous rangés et propres. Le poêle participait à ce système de soin hollandais, d’autant plus visible que la lumière pure et peu changeante du nord inondait de son jour net et froid cette immense pièce. Fougères, simple peintre de Genre, n’a pas besoin des machines énormes qui ruinent les peintres d’Histoire, il ne s’est jamais reconnu de facultés assez complètes pour aborder la haute peinture, il s’en tenait encore au Chevalet.
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