Elles connaissaient ce chapitre intarissable des espoirs brisés de leur mère. La dentelle collée au visage, les souliers trempés, elles suivirent rapidement la rue Sainte-Anne. Mais, rue de Choiseul, à la porte de sa maison, une dernière humiliation attendait madame Josserand : la voiture des Duveyrier qui rentraient, l’éclaboussa.

Dans l’escalier, la mère et les demoiselles, éreintées, enragées, avaient retrouvé leur grâce, lorsqu’elles avaient dû passer devant Octave. Seulement, leur porte refermée, elles s’étaient jetées à travers l’appartement obscur, se cognant aux meubles, se précipitant dans la salle à manger, où M. Josserand écrivait, à la lueur pauvre d’une petite lampe.

― Manqué ! cria madame Josserand, en se laissant aller sur une chaise.

Et, d’un geste brutal, elle arracha la dentelle qui lui enveloppait la tête, elle rejeta sur le dossier sa fourrure, et apparut en robe feu garnie de satin noir, énorme, décolletée très bas, avec des épaules encore belles, pareilles à des cuisses luisantes de cavale. Sa face carrée, aux joues tombantes, au nez trop fort, exprimait une fureur tragique de reine qui se contient pour ne pas tomber à des mots de poissarde.

― Ah ! dit simplement M. Josserand, ahuri par cette entrée violente.

Il battait des paupières, pris d’inquiétude. Sa femme l’anéantissait, quand elle étalait cette gorge de géante, dont il croyait sentir l’écroulement sur sa nuque. Vêtu d’une vieille redingote usée qu’il achevait chez lui, le visage comme trempé et effacé dans trente-cinq années de bureau, il la regarda un instant de ses gros yeux bleus, aux regards éteints. Puis, après avoir rejeté derrière ses oreilles les boucles de ses cheveux grisonnants, très gêné, ne trouvant pas un mot, il essaya de se remettre au travail.

― Mais vous ne comprenez donc pas ! reprit madame Josserand d’une voix aiguë, je vous dis que voilà encore un mariage à la rivière, et c’est le quatrième !

― Oui, oui, je sais, le quatrième, murmura-t-il. C’est ennuyeux, bien ennuyeux...

Et, pour échapper à la nudité terrifiante de sa femme, il se tourna vers ses filles, avec un bon sourire. Elles se débarrassaient également de leurs dentelles et de leurs sorties de bal, l’aînée en bleu, la cadette en rose ; et leurs toilettes, de coupe trop libre, de garnitures trop riches, étaient comme une provocation. Hortense, le teint jaune, le visage gâté par le nez de sa mère, qui lui donnait un air d’obstination dédaigneuse, venait d’avoir vingt-trois ans et en paraissait vingt-huit ; tandis que Berthe, de deux ans plus jeune, gardait toute une grâce d’enfance, ayant bien les mêmes traits, mais plus fins, éclatants de blancheur, et menacée seulement du masque épais de la famille vers la cinquantaine.

― Quand vous nous regarderez toutes les trois ! cria madame Josserand. Et, pour l’amour de Dieu ! lâchez vos écritures, qui me portent sur les nerfs !

― Mais, ma bonne, dit-il paisiblement, je fais des bandes.

― Ah ! oui, vos bandes à trois francs le mille !... Si c’est avec ces trois francs-là que vous espérez marier vos filles !

Sous la maigre lueur de la petite lampe, la table était en effet semée de larges feuilles de papier gris, des bandes imprimées dont M. Josserand remplissait les blancs, pour un grand éditeur, qui avait plusieurs publications périodiques. Comme ses appointements de caissier ne suffisaient point, il passait des nuits entières à ce travail ingrat, se cachant, pris de honte à l’idée qu’on pouvait découvrir leur gêne.

― Trois francs, c’est trois francs, répondit-il de sa voix lente et fatiguée. Ces trois francs-là vous permettent d’ajouter des rubans à vos robes et d’offrir des gâteaux à vos gens du mardi.

Il regretta tout de suite sa phrase, car il sentit qu’elle frappait madame Josserand en plein cœur, dans la plaie sensible de son orgueil. Un flot de sang empourpra ses épaules, elle parut sur le point d’éclater en paroles vengeresses ; puis, par un effort de dignité, elle bégaya seulement :

― Ah ! mon Dieu !... ah ! mon Dieu !

Et elle regarda ses filles, elle écrasa magistralement son mari sous un haussement de ses terribles épaules, comme pour dire : « Hein ? vous l’entendez ? quel crétin ! » Les filles hochèrent la tête. Alors, se voyant battu, laissant à regret sa plume, le père ouvrit le journal le Temps, qu’il apportait chaque soir de son bureau.

― Saturnin dort ? demanda sèchement madame Josserand, parlant de son fils cadet.

― Il y a longtemps, répondit-il. J’ai également renvoyé Adèle... Et Léon, vous l’avez vu, chez les Dambreville ?

― Parbleu ! il y couche ! lâcha-t-elle dans un cri de rancune, qu’elle ne put retenir.

Le père, surpris, eut la naïveté d’ajouter :

― Ah ! tu crois ?

Hortense et Berthe étaient devenues sourdes. Elles eurent pourtant un faible sourire, en affectant de s’occuper de leurs chaussures, qui étaient dans un pitoyable état. Pour faire diversion, madame Josserand chercha une autre querelle à M. Josserand : elle le priait de remporter son journal chaque matin, de ne pas le laisser traîner tout un jour dans l’appartement, comme la veille par exemple ; justement un numéro où il y avait un procès abominable, que ses filles auraient pu lire. Elle reconnaissait bien là son peu de moralité.

― Alors, on va se coucher ? demanda Hortense. Moi, j’ai faim.

― Oh ! et moi donc ! dit Berthe. Je crève.

― Comment ! vous avez faim ! cria madame Josserand, outrée. Vous n’avez donc pas mangé de la brioche, là-bas ? En voilà des dindes ! Mais on mange !...