Onuphrius, abasourdi, ne sachant o˘ se mettre, ne trouva rien de mieux à
faire que de leur céder la place; lorsqu'il passa sous la porte, le concierge lui remit deux lettres; deux lettres de femmes, bleues, ambrées, l'écriture
petite, le pli long, le cachet rose. La première était de Jacintha, elle était conçue ainsi: "Monsieur, vous pouvez bien avoir mademoiselle de ***
pour maîtresse si cela vous fait plaisir; quant à moi, je ne veux plus l'être, tout mon regret est de l'avoir été. Vous m'obligerez beaucoup de ne pas chercher à me revoir."
Onuphrius était anéanti; il comprit que c'était la maudite ressemblance du portrait qui était cause de tout; ne se sentant pas coupable, il espéra qu'avec le temps tout s'éclaircirait à son avantage. La seconde lettre était une invitation de soirée.
- Bon! dit-il, j'irai, cela me distraira un peu et dissipera toutes ces vapeurs noires. L'heure vint; il s'habilla, la toilette fut longue; comme tous les artistes (quand ils ne sont pas sales à faire peur), Onuphrius était recherché dans sa mise, non que ce f˚t un fashionable, mais il cherchait à donner à nos pitoyables vêtements un galbe pittoresque, tournure moins prosaÔque. Il se modelait sur un beau Van Dyck qu'il avait dans son atelier, et vraiment il y ressemblait à s'y méprendre. On e˚t dit le portrait descendu du cadre ou la réflexion de la peinture dans un miroir.
Il y avait beaucoup de monde; pour arriver à la maîtresse de la maison il lui fallut fendre un flot de femmes, et ce ne fut pas sans froisser plus d'une dentelle, aplatir plus d'une manche, noircir plus d'un soulier, qu'il y put parvenir; après avoir échangé les deux ou trois banalités d'usage, il tourna sur ses talons, et se mit à chercher quelque figure amie dans toute cette cohue.
Ne trouvant personne de connaissance, il s'établit dans une causeuse à
l'embrasure d'une croisée, d'o˘, à demi caché par les rideaux, il pouvait voir sans être vu, car depuis la fantastique évaporation de ses idées, il ne se souciait pas d'entrer en conversation; il se croyait stupide quoiqu'il n'en f˚t rien; le contact du monde l'avait remis dans la réalité.
La soirée était des plus brillantes. Un coup d'oeil magnifique! Cela reluisait, chatoyait, scintillait; cela bourdonnait, papillonnait, tourbillonnait. Des gazes comme des ailes d'abeilles des tulles, des crêpes, des blondes, lamés, côtelés, ondés, découpés, déchiquetés à jour; toiles d'araignée, air filé, brouillard tissu; de l'or et de l'argent, de la soie et du velours, des paillettes, du clinquant, des fleurs, des plumes, des diamants et des perles; tous les écrins vidés, le luxe de tous les mondes à contribution. Un beau tableau, sur ma foi! Les girandoles de cristal étincelaient comme des étoiles; des gerbes de lumière, des iris prismatiques s'échappaient des pierreries; les épaules des femmes, lustrées, satinées, trempées d'une molle sueur, semblaient des agates ou des onyx dans l'eau; les yeux papillotaient, les gorges battaient la campagne, les mains s'étreignaient, les têtes penchaient, les écharpes allaient au vent, c'était le beau moment; la musique étouffée par les voix, les voix par le frôlement des petits pieds sur le parquet et le frou-frou des robes, tout cela
formait une harmonie de fête, un bruissement joyeux à enivrer le plus mélancolique, à rendre fou tout autre qu'un fou.
Pour Onuphrius, il n'y prenait pas garde, il songeait à Jacintha. Tout à
coup son oeil s'alluma, il avait vu quelque chose d'extraordinaire: un jeune homme qui venait d'entrer; il pouvait avoir vingt-cinq ans, un frac noir, le pantalon pareil, un gilet de velours rouge taillé en pourpoint, des gants blancs, un binocle d'or, des cheveux en brosse, une barbe rousse à la Saint-Mégrin, il n'y avait là rien d'étrange, plusieurs merveilleux avaient le même costume; ces traits étaient parfaitement réguliers, son profil fin et correct e˚t fait envie à plus d'une petite- maîtresse, mais il y avait tant d'ironie dans cette bouche p‚le et mince, dont les coins fuyaient perpétuellement sous l'ombre de leurs moustaches fauves, tant de méchanceté dans cette prunelle qui flamboyait à travers la glace du lorgnon comme l'oeil d'un vampire, qu'il était impossible de ne pas le distinguer entre mille.
Il se déganta. Lord Byron ou Bonaparte se fussent honorés de sa petite main aux doigts ronds et effilés, si frêle, si blanche, si transparente, qu'on e˚t craint de la briser en la serrant; il portait un gros anneau à l'index, le chaton était le fatal rubis; il brillait d'un éclat si vif, qu'il vous forçait à baisser les yeux.
Un frisson courut dans les cheveux d'Onuphrius. La lumière des candélabres devint blafarde et verte; les yeux des femmes et les diamants s'éteignirent; le rubis
radieux étincelait seul au milieu du salon obscurci comme un soleil dans la brume.
L'enivrement de la fête, la folie du bal étaient au plus haut degré; personne, Onuphrius excepté, ne fit attention à cette circonstance; ce singulier personnage se glissait comme une ombre entre les groupes, disant un mot à celui-ci, donnant une poignée de main à celui-là, saluant les femmes avec un air de respect dérisoire et de galanterie exagérée qui faisait rougir les unes et mordre les lèvres aux autres; on e˚t dit que son regard de lynx et de loup-cervier plongeait au profond de leur coeur; un satanique dédain perçait dans ses moindres mouvements, un imperceptible clignement d'oeil, un pli du front, l'ondulation des sourcils, la proéminence que conservait toujours sa lèvre inférieure, même dans son détestable demi-sourire, tout trahissait en lui, malgré la politesse de ses manières et l'humilité de ses discours, des pensées d'orgueil qu'il aurait voulu réprimer.
Onuphrius, qui le couvait des yeux, ne savait que penser; s'il n'e˚t pas été en si nombreuse compagnie, il aurait eu grand-peur.
Il s'imagina même un instant reconnaître le personnage qui lui avait enlevé
le dessus de la tête; mais il se convainquit bientôt que c'était une erreur. Plusieurs personnes s'approchèrent, la conversation s'engagea; la persuasion o˘ il était qu'il n'avait plus d'idées les lui ôtait effectivement; inférieur à lui-même, il était au niveau des autres; on le trouva charmant et beaucoup plus spirituel
qu'à l'ordinaire. Le tourbillon emporta ses interlocuteurs, il resta seul; ses idées prirent un autre cours; il oublia le bal, l'inconnu, le bruit lui-même et tout; il était à cent lieues.
Un doigt se posa sur son épaule, il tressaillit comme s'il se f˚t réveillé
en sursaut. Il vit devant lui madame de ***, qui depuis un quart d'heure se tenait debout sans pouvoir attirer son attention.
- Eh bien! Monsieur, à quoi pensez-vous donc? A moi, peut-être?
- A rien, je vous jure. Il se leva, madame de *** prit son bras; ils firent quelques tours. Après plusieurs propos:
- J'ai une gr‚ce a vous demander.
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