Petits abbés poupins, douairières sèches et jaunes, magistrats à l'air grave ensevelis dans de grandes robes noires, petits-maîtres en bas de soie, en culotte de prunelle, la pointe de l'épée en haut, tous ces personnages présentaient un spectacle si bizarre, que, malgré ma frayeur, je ne pus m'empêcher de rire.
Ces dignes personnages s'assirent; la cafetière sauta légèrement sur la table. Ils prirent le café dans des tasses du Japon blanches et bleues, qui accoururent spontanément de dessus un secrétaire, chacune d'elles munie d'un morceau de sucre et d'une petite cuiller d'argent. quand le café fut pris, tasses, cafetière et cuillers disparurent à la fois, et la conversation commença, certes la plus curieuse que j'aie jamais ouÔe, car aucun de ces étranges causeurs ne regardait l'autre en parlant: ils avaient tous les yeux fixés sur la pendule.
Je ne pouvais moi-même en détourner mes regards et m'empêcher de suivre l'aiguille, qui marchait vers minuit à pas imperceptibles.
Enfin, minuit sonna; une voix, dont le timbre était exactement celui de la pendule, se fit entendre et dit:
- Voici l'heure, il faut danser. Toute l'assemblée se leva. Les fauteuils se reculèrent de leur propre mouvement; alors, chaque cavalier prit la main d'une dame, et la même voix dit:
- Allons, messieurs de l'orchestre, commencez! J'ai oublié de dire que le sujet de la tapisserie était un
concerto italien d'un côté, et de l'autre une chasse au cerf o˘ plusieurs valets donnaient du cor. Les piqueurs et les musiciens, qui, jusque-là, n'avaient fait aucun geste, inclinèrent la tête en signe d'adhésion.
Le maestro leva sa baguette, et une harmonie vive et dansante s'élança des deux bouts de la salle. On dansa d'abord le menuet. Mais les notes rapides de la partition exécutée par les musiciens s'accordaient mal avec ces graves révérences: aussi chaque couple de danseurs, au bout de quelques minutes, se mit à pirouetter comme une toupie d'Allemagne. Les robes de soie des femmes, froissées dans ce tourbillon dansant, rendaient des sons d'une nature particulière; on aurait dit le bruit d'ailes d'un vol de pigeons. Le vent qui s'engouffrait par-dessous les gonflait prodigieusement, de sorte qu'elles avaient l'air de cloches en branle.
L'archet des virtuoses passait si rapidement sur les cordes, qu'il en jaillissait des étincelles électriques. Les doigts des fl˚teurs se haussaient et se baissaient comme s'ils eussent été de vif-argent; les joues des piqueurs étaient enflées comme des ballons, et tout cela formait un déluge de notes et de trilles si pressés et de gammes ascendantes et descendantes si entortillées, si inconcevables, que les démons eux-mêmes n'auraient pu deux minutes suivre une pareille mesure.
Aussi, c'était pitié de voir tous les efforts de ces danseurs pour rattraper la cadence. Ils sautaient, cabriolaient, faisaient des ronds de jambe, des jetés battus
et des entrechats de trois pieds de haut, tant que la sueur, leur coulant du front sur les yeux, leur emportait les mouches et le fard. Mais ils avaient beau faire, l'orchestre les devançait toujours de trois ou quatre notes.
La pendule sonna une heure; ils s'arrêtèrent. Je vis quelque chose qui m'était échappé: une femme qui ne dansait pas. Elle était assise dans une bergère au coin de la cheminée, et ne paraissait pas le moins du monde prendre part à ce qui se passait autour d'elle.
Jamais, même en rêve, rien d'aussi parfait ne s'était présenté à mes yeux; une peau d'une blancheur éblouissante, des cheveux d'un blond cendré, de longs cils et des prunelles bleues, si claires et si transparentes, que je voyais son ‚me à travers aussi distinctement qu'un caillou au fond d'un ruisseau.
Et je sentis que, si jamais il m'arrivait d'aimer quelqu'un, ce serait elle. Je me précipitai hors du lit, d'o˘ jusque-là je n'avais pu bouger, et je me dirigeai vers elle, conduit par quelque chose qui agissait en moi sans que je pusse m'en rendre compte; et je me trouvai à ses genoux, une de ses mains dans les miennes, causant avec elle comme si je l'eusse connue depuis vingt ans.
Mais par un prodige bien étrange, tout en lui parlant, je marquais d'une oscillation de tête la musique qui n'avait pas cessé de jouer; et, quoique je fusse au comble du bonheur d'entretenir une aussi belle personne, les pieds me br˚laient de danser avec elle.
Cependant je n'osais lui en faire la proposition. Il paraît qu'elle comprit ce que je voulais, car, levant vers le cadran de l'horloge la main que je ne tenais pas:
- quand l'aiguille sera là, nous verrons, mon cher Théodore.
Je ne sais comment cela se fit, je ne fus nullement surpris de m'entendre ainsi appeler par il mon nom, et nous continu‚mes à causer. Enfin, l'heure indiquée sonna, la voix au timbre d'argent vibra encore dans la chambre et dit:
- Angéla, vous pouvez danser avec monsieur si cela vous fait plaisir, mais vous savez ce qui en résultera.
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