Il y avait deux ans qu'il avait fait la connaissance de Jacintha, et c'était à une époque de sa vie o˘ il était si malheureux, que je ne souhaiterais pas d'autre supplice à mon plus fier ennemi; il était dans cette situation atroce o˘ se trouve tout homme qui a inventé quelque chose et qui ne rencontre personne pour y croire. Jacintha crut à ce qu'il disait sur sa parole, car l'oeuvre était encore en lui, et il l'aima comme Christophe Colomb dut aimer le premier qui ne lui rit pas au nez lorsqu'il parla du nouveau monde qu'il avait deviné. Jacintha l'aimait comme une mère aime son fils, et il se mêlait à son amour une pitié profonde; car, elle excepté, qui l'aurait aimé comme il fallait qu'il le f˚t?
qui l'e˚t consolé dans ses malheurs imaginaires, les seuls réels pour lui, qui ne vivait que d'imaginations? qui l'e˚t rassuré, soutenu, exhorté? qui e˚t calmé cette exaltation maladive qui touchait à la folie par plus d'un point, en la partageant plutôt qu'en la combattant? Personne, a coup s˚r.
Et puis lui dire de quelle manière il pourrait la voir, lui donner ellemême les rendez-vous, lui faire mille de ces avances que le monde condamne, l'embrasser de son
propre mouvement, lui en fournir l'occasion quand elle la lui voyait chercher, une coquette ne l'e˚t pas fait; mais elle savait combien tout cela co˚tait au pauvre Onuphrius, et elle lui en épargnait la peine.
Aussi peu accoutumé qu'il était à vivre de la vie réelle, il ne savait comment s'y prendre pour mettre son idée en action, et il se faisait des monstres de la moindre chose.
Ses longues méditations, ses voyages dans les mondes métaphysiques ne lui avaient pas laissé le temps de s'occuper de celui-ci. Sa tête avait trente ans, son corps avait six mois; il avait si totalement négligé de dresser sa bête, que, si Jacintha et ses amis n'eussent pris soin de la diriger, elle eut commis d'étranges bévues. En un mot, il fallait vivre pour lui, il lui fallait un intendant pour son corps, comme il en faut aux grands seigneurs pour leurs terres. Puis, je n'ose l'avouer qu'en tremblant, dans ce siècle d'incrédulité, cela pourrait faire passer mon pauvre ami pour un imbécile: il avait peur. De quoi? Je vous le donne à deviner en cent; il avait peur du diable, des revenants, des esprits et de mille autres billevesées; du reste, il se moquait d'un homme, et de deux, comme vous d'un fantôme.
Le soir il ne se f˚t pas regardé dans une glace pour un empire, de peur d'y voir autre chose que sa propre figure; il n'e˚t pas fourré sa main sous son lit pour y prendre ses pantoufles ou quelque autre ustensile, parce qu'il craignait qu'une main froide et moite ne vînt au-devant de la sienne, et ne l'attir‚t dans la ruelle; ni jeté les yeux dans les encoignures sombres, tremblant d'y apercevoir de petites têtes de vieilles ratatinées emmanchées sur des manches à balai.
quand il était seul dans son grand atelier, il voyait tourner autour de lui une ronde fantastique, le conseiller Tusmann, le docteur Tabraccio, le digne Peregrinus Tyss, Crespel avec son violon et sa fille Antonia, l'inconnue de la maison déserte et toute la famille étrange du ch‚teau de Bohême; c'était un sabbat complet, et il ne se f˚t pas fait prier pour avoir peur de son chat comme d'un autre M¸rr.
Dès que Jacintha fut partie, il s'assit devant sa toile, et se prit à
réfléchir sur ce qu'il appelait les événements de la matinée. Le cadran de Saint-Paul, les moustaches, les pinceaux durcis, les vessies crevées, et surtout le point visuel, tout cela se représenta à sa mémoire avec un air fantastique et surnaturel; il se creusa la tête pour y trouver une explication plausible; il b‚tit là-dessus un volume in- octavo de suppositions les plus extravagantes, les plus invraisemblables qui soient jamais entrées dans un cerveau malade. Après avoir longtemps cherché, ce qu'il rencontra de mieux, c'est que la chose était tout à fait inexplicable... à moins que ce ne f˚t le diable en personne... Cette idée, dont il se moqua d'abord lui-même, prit racine dans son esprit, et lui semblant moins ridicule à mesure qu'il se familiarisait avec elle, il finit par en être convaincu.
qu'y avait-il au fond de déraisonnable dans cette supposition? L'existence du diable est prouvée par les
autorités les plus respectables, tout comme celle de Dieu. C'est même un article de foi, et Onuphrius, pour s'empêcher d'en douter, compulsa sur les registres de sa vaste mémoire tous les endroits des auteurs profanes ou sacrés dans lesquels on traite de cette matière importante.
Le diable rôde autour de l'homme; Jésus lui-même n'a pas été à l'abri de ses emb˚ches; la tentation de saint Antoine est populaire; Martin Luther fut aussi tourmenté par Satan, et, pour s'en débarrasser, fut obligé de lui jeter son écritoire à la tête. On voit encore la tache d'encre sur le mur de la cellule.
Il se rappela toutes les histoires d'obsession, depuis le possédé de la Bible jusqu'aux religieuses de Loudun; tous les livres de sorcellerie qu'il avait lus: Bodin, Delrio, Le Loyer, Bordelon, le Monde invisible de Bekker, l'Infernalia, les Farfadets de M. de Berbiguier de Terre- Neuve-du-Thym, le Grand et le Petit Albert, et tout ce qui lui parut obscur devint clair comme le jour; c'était le diable qui avait fait avancer l'aiguille, qui avait mis des moustaches à son portrait, changé le crin de ses brosses en fils d'archal et rempli ses vessies de poudre fulminante. Le coup dans le coude s'expliquait tout naturellement; mais quel intérêt Belzébuth pouvait-il avoir à le persécuter? …tait-ce pour avoir son ‚me? ce n'est pas la manière dont il s'y prend; enfin il se rappela qu'il bien longtemps, un tableau avait fait, il n'y a pas de saint Dunstan tenant le diable par le nez avec des pincettes rouges; il ne douta pas que ce ne f˚t pour avoir été
représenté par lui dans une
position aussi humiliante que le diable lui faisait ces petites niches. Le jour tombait, de longues ombres bizarres se découpaient sur le plancher de l'atelier. Cette idée grandissant dans sa tête, le frisson commençait à lui courir le long du dos, et la peur l'aurait bientôt pris, si un de ses amis n'e˚t fait, en entrant, diversion à toutes ses visions cornues. Il sortit avec lui, et comme personne au monde n'était plus impressionnable, et que son ami était gai, un essaim de pensées fol‚tres eut bientôt chassé ces rêveries lugubres. il oublia totalement ce qui était arrivé, ou, s'il s'en ressouvenait, il riait tout bas en lui-même. Le lendemain il se remit à
l'oeuvre. Il travailla trois ou quatre heures avec acharnement.
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