Ni « Monsieur Baptiste », ni son client ne marquèrent quelque étonnement d’entendre tant de montres sonner midi, quand il était deux heures et quart.
Quand tout ce tintamarre se fut éteint, l’étranger prit l’une des montres et la considéra attentivement. Sur l’émail blanc du cadran était tracée, en rouge, cette inscription :
À deux heures
Et quart
Comme à toute heure
Que Jésus
Soit dans ton cœur !
L’inconnu mit cette montre dans sa poche, et montrant toutes les autres qui portaient la même inscription, mais en bleu, il demanda :
– Le compte y est ?
« Monsieur Baptiste » répondit affirmativement d’un hochement de tête. Maintenant il regardait le visiteur bien en face et une lueur sinistre passa dans son triste regard.
– Réginald, dit-il, ceux de ta race sont-ils prêts ?
– Ils le sont, et ils n’attendent qu’un signe.
– Qu’ils soient patients, et toi, sois prudent !
À cette recommandation l’homme tressaillit mais ne répondit point. « Monsieur Baptiste » secoua la tête. Il demanda avec un soupir :
– Tu y vas ce soir ?
– Oui, répondit Réginald d’une voix sourde, bien que l’on vienne de me faire savoir par un mot anonyme que j’y serais assassiné.
– Tu vois ! Oh ! ils sont capables de tout ! Prends garde !…
– Eh quoi ! ils ne m’assassineront pas en plein salon !…
– Méfie-toi, et vas-y armé !
– Oui ! répondit l’autre, plein de superbe, de mon violon !
« Monsieur Baptiste » lui prit les mains affectueusement et osa enfin ce conseil :
– Réginald… si tu n’y allais pas !… L’autre devint d’une pâleur de cire.
– Vous savez bien que je ne l’ai pas vue depuis deux ans, répondit-il. J’aime mieux mourir !
Alors ils ne dirent plus rien ; mais tous deux se mirent en mesure de décrocher toutes les montres et de les disposer dans deux boîtes qui se trouvaient sur le parquet et qui avaient l’aspect de boîtes à échantillons pour commis-voyageur. La double charge devait être lourde ; cependant Réginald emporta les deux boîtes avec une grande désinvolture. L’horloger accompagna le visiteur jusque sur le seuil de sa boutique. Réginald ayant déposé un instant son fardeau, les deux hommes se serrèrent la main avec une émotion dont ils ne paraissaient point être les maîtres. Puis « Monsieur Baptiste » rentra dans sa boutique et reprit son travail en murmurant : « Tout de même, ils n’oseraient pas ! »
Quant à Réginald il avait gagné la rue avec ses boîtes. Il remonta ainsi jusque derrière le Palais-Royal, s’arrêta en face de la rue de la Banque, rentra, après avoir jeté un coup d’œil autour de lui, dans les galeries, et s’engagea dans une espèce d’escalier qui conduit à des caveaux où, aujourd’hui encore, on vend, au tonneau, de la bière Pilsen. Quand il remonta, l’homme n’avait plus qu’une boîte. Il héla un fiacre. Au moment où il montait dans le fiacre, son regard se croisa avec un marchand de parapluies ambulant.
– Où donc ai-je vu cette figure ? se demanda-t-il.
Et il pria le cocher de le conduire au Splendid Hôtel. Là, une voiture de maître magnifiquement attelée l’attendait. Il y transporta lui-même la boîte qui lui restait. Et il donna un ordre au valet de pied. L’équipage se dirigea vers la Seine, la traversa, passa comme une flèche à travers tout le faubourg Saint-Germain, le quartier des Écoles, et gravit les hauteurs des Gobelins, finalement sortit de Paris, à la barrière d’Italie. Mais il ne s’arrêta qu’à trois kilomètres de là, au bord d’un champ pelé, d’un terrain vague, où le regard ne découvrait que des ordures, des tessons de bouteilles et une misérable roulotte qui portait cette enseigne : « C’est ici, la Paysanne de la Forêt Noire. »
Si « la paysanne de la Forêt Noire » était cette femme qui se tenait assise, le menton dans les mains, sur les degrés de l’escalier de bois, elle avait l’air d’une fameuse sorcière. Elle regardait venir l’homme d’un œil hagard. Quand il fut au pied de l’escalier qui lui servait d’escabeau, elle se leva et lui dit d’une voix affreusement gutturale :
– Monte, toi ! Je t’attendais. Les présages sont terribles.
Il la suivit. Il portait sa boîte. Et il entra derrière elle dans la roulotte. Tout au long des cloisons, ainsi qu’au plafond, pendaient maintes plantes aromatiques, pectorales, des racines de capillaires et des pensées sauvages et toutes herbes aux vertus mystérieuses dont la paysanne de la Forêt-Noire devait évidemment connaître le secret.
– Voilà les heures ! déclara l’homme en déposant sa boîte. Tu connais ton devoir, Giska. Je n’ai pas de temps à perdre à tes salamalecs. Adieu !
Mais la vieille lui saisit le poignet.
– Attends ! dit-elle. J’ai préparé quelque chose pour toi. Aussi vrai que j’ai été changée en chatte, tu ne t’en iras pas d’ici sans savoir !
Et avant qu’il ait eu le temps de s’y opposer, elle avait jeté sur un réchaud, où brûlaient des charbons, une poignée de graines qui remplirent immédiatement la roulotte d’une fumée et d’une odeur insupportables.
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