Le plus large pont de fer du globe est le pont jeté sur la rivière Schuylkill, et il est à Philadelphie. Le plus beau temple de la Franc-Maçonnerie est le Temple Maçonnique, et il est à Philadelphie. Enfin, le plus grand club des adeptes de la navigation aérienne est à Philadelphie. Et si l'on veut bien le visiter dans cette soirée du 12 juin, peut-être y trouvera-t-on quelque plaisir.

En cette grande salle s'agitaient, se démenaient, gesticulaient, parlaient, discutaient, disputaient — tous le chapeau sur la tête — une centaine de ballonistes, sous la haute autorité d'un président assisté d'un secrétaire et d'un trésorier. Ce n'étaient point des ingénieurs de profession. Non, de simples amateurs de tout ce qui se rapportait à l'aérostatique, mais amateurs enragés et particulièrement ennemis de ceux qui veulent opposer aux aérostats les appareils « plus lourds que l'air », machines volantes, navires aériens ou autres. Que ces braves gens dussent jamais trouver la direction des ballons, c'est possible. En tout cas, leur président avait quelque peine à les diriger eux-mêmes.

Ce président, bien connu à Philadelphie, était le fameux Uncle Prudent, — Prudent, de son nom de famille. quant au qualificatif Uncle, cela ne saurait surprendre en Amérique, où l'on peut être oncle sans avoir ni neveu ni nièce. On dit Uncle, là-bas, comme, ailleurs, on dit père, de gens qui n'ont jamais fait œuvre de paternité.

Uncle Prudent était un personnage considérable, et, en dépit de son nom, cité pour son audace. Très riche, ce qui ne gâte rien, même aux Etats-Unis. Et comment ne l'eût-il pas été, puisqu'il possédait une grande partie des actions du Niagara Falls? A cette époque, une société d'ingénieurs s'était fondée à Buffalo pour l'exploitation des chutes. Affaire excellente. Les sept mille cinq cents mètres cubes que le Niagara débite par seconde, produisent sept millions de chevaux-vapeur. Cette force énorme, distribuée à toutes les usines établies dans un rayon de cinq cents kilomètres, donnait annuellement une économie de quinze cents millions de francs, dont une part rentrait dans les caisses de la Société et en particulier dans les poches de Uncle Prudent. D'ailleurs, il était garçon, il vivait simplement, n'ayant pour tout personnel domestique que son valet Frycollin, qui ne méritait guère d'être au service d'un maître si audacieux. Il y a de ces anomalies.

Que Uncle Prudent eût des amis, puisqu'il était riche, cela va de soi; mais il avait aussi des ennemis, puisqu'il était président du club, — entre autres, tous ceux qui enviaient cette situation. Parmi les plus acharnés, il convient de citer le secrétaire du Weldon-Institute.

C'était Phil Evans, très riche aussi, puisqu'il dirigeait la Walton Watch Company, importante usine à montres, qui fabrique par jour cinq cents mouvements à la mécanique et livre des produits comparables aux meilleurs de la Suisse. Phil Evans aurait donc pu passer pour un des hommes les plus heureux du monde et même des Etats-Unis, n'eût été la situation de Uncle Prudent. Comme lui, il était âgé de quarante-cinq ans, comme lui d'une santé à toute épreuve, comme lui d'une audace indiscutable, comme lui peu soucieux de troquer les avantages certains du célibat contre les avantages douteux du mariage. C'étaient deux hommes bien faits pour se comprendre, mais qui ne se comprenaient pas, et tous deux, il faut bien le dire, d'une extrême violence de caractère, l'un à chaud, Uncle Prudent, l'autre à froid, Phil Evans.

Et à quoi tenait que Phil Evans n'eût été nommé président du club? Les voix s'étaient exactement partagées entre Uncle Prudent et lui. Vingt fois on avait été au scrutin, et vingt fois la majorité n'avait pu se faire ni pour l'un ni pour l'autre. Situation embarrassante, qui aurait pu durer plus que la vie des deux candidats.

Un des membres du club proposa alors un moyen de départager les voix. Ce fut Jem Cip, le trésorier du Weldon-Institute. Jem Cip était un végétarien convaincu, autrement dit, un de ces légumistes, de ces proscripteurs de toute nourriture animale, de toutes liqueurs fermentées, moitié brahmanes, moitié musulmans, un rival des Niewman, des Pitman, des Ward, des Davie, qui ont illustré la secte de ces toqués inoffensifs.

En cette occurrence, Jem Cip fut soutenu par un autre membre du club, William T. Forbes, directeur d'une grande usine, où l'on fabrique de la glucose en traitant les chiffons par l'acide sulfurique — ce qui permet de faire du sucre avec de vieux linges. C'était un homme bien posé, ce William T. Forbes, père de deux charmantes vieilles filles, Miss Dorothée, dite Doll, et Miss Martha, dite Mat, qui donnaient le ton à la meilleure société de Philadelphie.

Il résulta donc de la proposition de Jem Cip, appuyée par William T. Forbes et quelques autres, que l'on décida de nommer le président du club au « point milieu ».

En vérité, ce mode d'élection pourrait être appliqué en tous les cas où il s'agit d'élire le plus digne, et nombre d'Américains de grand sens songeaient déjà à l'employer pour la nomination du président de la République des Etats-Unis.

Sur deux tableaux d'une entière blancheur, une ligne noire avait été tracée. La longueur de chacune de ces ligues était mathématiquement la même, car on l'avait déterminée avec autant d'exactitude que s'il se fût agi de la base du premier triangle dans un travail de triangulation.