Malgré ce bruit formidable, je ne tardai pas à me rendormir à genoux : tout à coup la fenêtre fut arrachée de ses ferrures, jetée dans la chambre où elle se brisa en mille pièces, et il sembla que j’étais enlevé dans un tourbillon.
« Ah ! mon Dieu, s’écria ma mère, ton père est perdu ! »
Elle avait la foi aux pressentiments et aux avertissements merveilleux ; une lettre qu’elle reçut de mon père quelques mois après cette nuit de tempête rendit cette foi encore plus vive ; par une bizarre coïncidence, il avait été précisément, dans ce mois d’octobre, assailli par un coup de vent et en grand danger. Le sommeil de la femme d’un marin est un triste sommeil : rêver naufrage, attendre une lettre qui n’arrive pas, sa vie se passe entre ces deux angoisses.
Au temps dont je parle, le service des lettres ne se faisait pas comme aujourd’hui ; on les distribuait tout simplement au bureau, et quand ceux auxquels elles étaient adressées tardaient trop à venir les prendre, on les leur envoyait par un gamin de l’école. Le jour où le courrier arrivait de Terre-Neuve, le bureau était assiégé, car, du printemps à l’automne, tous les marins sont embarqués pour la pêche de la morue, et un étranger qui arriverait au pays pourrait croire qu’il est dans cette île dont parle l’Arioste et d’où les hommes étaient exclus ; aussi les femmes étaient-elles pressées d’avoir des nouvelles. Leurs enfants dans les bras, elles attendaient qu’on fit l’appel des noms. Les unes riaient en lisant, les autres pleuraient. Celles qui n’avaient pas de lettres interrogeaient celles qui en avaient reçu ; ce n’est pas quand les marins sont à la mer qu’on peut dire : « Pas de nouvelles, bonnes nouvelles. »
Il y avait une vieille femme qui venait tous les jours depuis six ans, et qui depuis six ans n’avait pas reçu une lettre : on la nommait la mère Jouan, et l’on racontait qu’un canot monté par son mari et ses quatre garçons avait disparu dans un grain, sans qu’en eût retrouvé ni le canot ni les hommes. Depuis que ce bruit s’était répandu, elle venait chaque matin à la poste. « Il n’y a encore rien pour vous, disait le buraliste, ce sera pour demain. » Elle répondait tristement : « Oui, pour demain. » Et elle s’en retournait pour revenir le lendemain. On disait qu’elle avait la tête dérangée ; si folle elle était, je n’ai depuis jamais vu folie triste et douce comme la sienne.
Presque toutes les fois que j’allais au bureau, je la trouvais déjà arrivée. Comme le buraliste était à la fois épicier et directeur de la poste, il commençait naturellement par s’occuper de ceux qui lui demandaient du sel ou du café, et nous donnait ainsi tout le temps de causer ; méthodique et rigoureux sur les usages de sa double profession, il nous allongeait encore ce temps par toutes sortes de cérémonies préparatoires : épicier, il portait un tablier bleu et une casquette ; directeur de la poste, une veste de drap et une toque en velours. Pour rien au monde, il n’eût servi de la moutarde la toque sur la tête, et, sachant qu’il avait entre les mains une lettre de laquelle dépendait la vie de dix hommes, il ne l’eût pas remise sans ôter son tablier.
Tous les matins, la mère Jouan me recommençait son récit : « Ils étaient à pêcher, un grain est arrivé si fort, qu’ils ont été obligés de fuir vent arrière au lieu de regagner le Bien-Aimé ; ils ont passé à côté de la Prudence sans pouvoir l’accoster. Mais tu comprends bien qu’avec un matelot comme Jouan il n’y avait pas de danger. Ils auront trouvé quelque navire au large qui les aura emmenés : ça s’est vu bien des fois ; c’est comme ça qu’est revenu le garçon de Mélanie. On les a peut-être débarqués en Amérique. Quand ils reviendront, c’est Jérôme qui aura grandi ! il avait quatorze ans ; quatorze ans et puis six ans, combien que ça fait ? – Vingt ans. – Vingt ans ! ça sera un homme. »
Elle n’admit jamais qu’ils étaient perdus. Elle mourut elle-même sans les croire morts, et elle avait confié peu de jours auparavant au curé trois louis pour qu’il les remît à Jérôme quand il reviendrait : malgré le besoin et la misère, elle les avait toujours gardés pour son petit dernier.
II
L’embarquement de mon père devait durer trois années, il en dura six : l’état-major fut successivement remplacé, mais l’équipage tout entier resta dans le Pacifique jusqu’au jour où la frégate menaça de couler bas.
J’avais dix ans lorsqu’il revint au pays.
C’était un dimanche après la grand-messe ; j’étais sur la jetée pour voir rentrer la patache de la douane. À côté du timonier on apercevait un marin de l’État ; on le remarquait d’autant mieux qu’il était en tenue et que les douaniers étaient en vareuse de service. Comme tous les jours au moment de la marée, la jetée avait son public ordinaire de vieux marins, qui, par n’importe quel temps, soleil ou tempête, arrivaient là deux heures avant le plein de la mer pour ne s’en aller que deux heures après.
« Romain, me dit le capitaine Houel en abaissant sa longue-vue, voilà ton père. Cours au quai si tu veux y être avant lui. »
Courir, j’en avais bonne envie : mais j’avais les jambes comme cassées. Quand j’arrivai au quai, la patache était accostée et mon père était débarqué ; on l’entourait en lui donnant des poignées de main. On voulait l’emmener au café pour lui payer une moque de cidre.
« À ce soir, dit-il, ça me presse d’embrasser ma femme et mon mousse.
– Ton mousse ! tiens, le voilà. »
Le soir, le temps se mit au mauvais ; mais on ne se releva pas à la maison pour allumer un cierge.
Pendant six années de voyages, mon père avait vu bien des choses, et j’étais pour lui un auditeur toujours disposé. En apparence impatient et rude, il était, au fond, l’homme le plus endurant, et il me racontait avec une inaltérable complaisance non ce qui lui plaisait, mais ce qui plaisait à mon imagination d’enfant.
Parmi ses récits, il y en avait un que je ne me lassais pas d’entendre et que je redemandais toujours : c’était celui où il était question de mon oncle Jean. Pendant une relâche à Calcutta, mon père avait entendu parler d’un général Flohy, qui était en ambassade auprès du gouverneur anglais. Ce qu’on racontait de lui tenait du prodige. C’était un Français qui était entré comme volontaire au service du roi de Berar ; dans une bataille contre les Anglais il avait, par un coup hardi, sauvé l’armée indienne, ce qui l’avait fait nommer général ; dans une autre bataille, un boulet lui avait enlevé la main ; il l’avait remplacée par une en argent, et quand il était rentré dans la capitale, tenant de cette main les rênes de son cheval, les prêtres s’étaient prosternés devant lui et l’avaient adoré, disant que dans les livres saints il était écrit que le royaume de Berar atteindrait son plus haut degré de puissance lorsque ses armées seraient commandées par un étranger venu de l’Occident, que l’on reconnaîtrait à sa main d’argent. Mon père s’était présenté devant ce général Flohy et avait été accueilli à bras ouverts. Pendant huit jours mon oncle l’avait traité comme un prince, et il avait voulu l’emmener dans sa capitale ; mais le service était inexorable, il avait fallu rester à Calcutta.
Cette histoire produisit sur mon imagination l’impression la plus vive : mon oncle occupa toutes mes pensées, je ne rêvais qu’éléphants et palanquins ; je voyais sans cesse les deux soldats, qui l’accompagnaient portant les mains d’argent ; jusqu’alors j’avais eu une certaine admiration pour le suisse de notre église, mais ces deux soldats qui étaient les esclaves de mon oncle me firent prendre en pitié la hallebarde de fer et le chapeau galonné de notre suisse.
Mon père était heureux de mon enthousiasme ; ma mère en souffrait, car avec son sentiment maternel elle démêlait très bien l’effet que ces histoires produisaient sur moi :
« Tout ça, disait-elle, lui donnera le goût des voyages et de la mer...
– Eh bien, après il fera comme moi, et pourquoi pas comme son oncle ? »
Faire comme mon oncle ! mon pauvre père ne savait pas quel feu il allumait.
Il fallut bien que ma mère se résignât à l’idée que je serais marin ; mais dans sa tendresse ingénieuse, elle voulut au moins m’adoucir les commencements de ce dur métier. Elle décida mon père à abandonner le service de l’État ; quand il aurait un commandement pour l’Islande, je ferais mon apprentissage sous lui.
Par ce moyen, elle espérait nous garder à terre pendant la saison d’hiver, alors que les navires qui font la pêche rentrent au port pour désarmer. Mais que peuvent les combinaisons et les prévisions humaines contre la destinée ?
III
Mon père était revenu en août ; au mois de septembre, le temps, qui avait été beau pendant plus de trois mois, se mit au mauvais ; il y eut une série d’ouragans comme il y avait eu une série de calme.
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