J'ai oublié pourquoi je t'ai rappelé.

ROMÉO.—Laisse-moi demeurer ici jusqu'à ce que tu t'en souviennes.

JULIETTE.—Je l'oublierais pour te faire rester ici, et ne songerais qu'au plaisir que me fait ta présence.

ROMÉO.—Et moi je veux rester avec toi pour te faire tout oublier, et oublier moi-même toute autre demeure que celle-ci.

JULIETTE.—Le jour est prêt à poindre. Je voudrais que tu fusses parti; mais pas plus loin de moi que l'oiseau d'un enfant capricieux, qui le laisse sautiller à quelque distance de sa main, comme un pauvre prisonnier retenu dans sa chaîne entortillée, puis d'un coup de son fil de soie le retire vers lui, tant son amour lui plaint un moment de liberté.

ROMÉO.—Je voudrais être ton oiseau!

JULIETTE.—Je le voudrais aussi, mon doux ami; cependant je te ferais mourir à force de caresses.—Bonne nuit, bonne nuit! Se quitter est un si doux chagrin, que je dirais bonne nuit jusqu'à ce qu'il fît jour.

(Elle sort.)

ROMÉO.—Que le sommeil descende sur tes yeux, et la paix dans ton coeur! Que ne suis-je le sommeil et la paix, pour obtenir un si doux lieu de repos!—Je vais chercher dans sa cellule mon père spirituel pour implorer son assistance et lui apprendre mon heureuse chance.

(Il sort.)



SCÈNE III

La cellule de frère Laurence.

Entre FRÈRE LAURENCE avec un panier.


FRÈRE LAURENCE.—Le matin, de ses yeux grisâtres, sourit sur le front ténébreux de la nuit, rayant de traits de lumière les nuages de l'orient. La Nuit au teint vergeté s'éloigne, en chancelant comme un ivrogne, de la route du jour et des roues enflammées du char de Titan36. Maintenant, avant que le Soleil ait avancé sur l'horizon son oeil brûlant pour égayer le jour et sécher l'humide rosée de la nuit, il faut que je remplisse l'osier de cette corbeille d'herbes malfaisantes et de fleurs d'un suc précieux.—La terre, cette mère de la nature, est aussi son tombeau; et le sépulcre de la mort renferme aussi le germe de la vie. Nous trouvons des enfants de diverses sortes nés de ses flancs et nourris sur son sein maternel, nombre d'entre eux excellent en nombreuses vertus, aucun qui n'en possède quelques-unes, et cependant tous différents. Quelle abondance de puissants bienfaits sont déposés dans les plantes, les pierres, et dans leur véritable destination! car il n'existe sur la terre rien de si méprisable que la terre n'en reçoive quelque bienfait spécial, et rien de si bon qui, s'il est détourné de ce légitime usage, infidèle à sa vraie source, ne se précipite dans l'abus. Mal appliquée, la vertu même se change en vice; et le vice est quelquefois purifié par l'action. Dans l'enveloppe naissante de cette petite fleur, le poison a établi son séjour, et la médecine sa puissance; offerte à l'odorat, elle le réveille et tous les sens à la fois; si on la goûte, elle paralyse en même temps les sens et le coeur. Ainsi, de même que dans les plantes, demeurent toujours en présence dans le sein de l'homme deux ennemis en lutte, la grâce et la volonté grossière; et là où domine le principe pervers, l'ulcère de la mort a bientôt dévoré le germe vital.

Note 36: (retour)

From forth day's path way, and Titan's fiery wheels. On a suivi la version des anciennes éditions adoptées par M. Malone, M. Steevens a préféré celle des éditions modernes: From forth day's path way made by Titan's wheels, parce que from forth signifiant hors, on peut s'écarter hors du chemin, et non pas hors des roues; mais de pareilles irrégularités ne sont pas rares dans Shakspeare, et la version la plus vraisemblable est toujours celle qui présente l'image la plus complète et la plus suivie dans ses détails et ses conséquences: ainsi la Nuit, représentée comme un ivrogne, doit, selon toute apparence, chercher à s'écarter des roues du char qui la poursuit.

(Entre Roméo.)

ROMÉO.—Bonjour, père.

FRÈRE LAURENCE.—Benedicite.—Quelle voix matinale me salue avec tant de douceur?—Jeune fils, cela indique une tête malade de dire sitôt bonjour à ton lit. Les soucis font sentinelle dans les yeux du vieillard; et, au lieu qu'habitent les soucis, le sommeil ne reposera plus. Mais le sommeil doré règne sur la couche où vient s'étendre la jeunesse, la tête libre et les membres exempts de douleur. Ainsi donc, c'est, je m'assure, quelque maladie qui t'a fait lever si matin; ou bien, devinai-je juste, et notre Roméo ne serait-il pas entré cette nuit dans son lit?

ROMÉO.—Cette dernière conjecture est la vraie, et mon repos n'en a été que plus doux.

FRÈRE LAURENCE.—Dieu pardonne au péché! Étais-tu avec Rosaline?

ROMÉO.—Avec Rosaline? Non, mon père spirituel: j'ai oublié ce nom, et les douleurs attachées à ce nom.

FRÈRE LAURENCE.—Tu es mon bon fils. Mais où donc as-tu été?

ROMÉO.—Je te le dirai sans me le faire redemander. J'ai été à une fête chez mon ennemi, et là j'ai tout à coup reçu une blessure de quelqu'un que j'ai blessé. Notre guérison à tous deux dépend de tes secours et de ta sainte médecine; je ne ressens point de haine, saint homme, car tu le vois, je te prie également en faveur de mon ennemi.

FRÈRE LAURENCE.—Parle simplement, mon bon fils, et va au but sans détour: une confession vague ne reçoit qu'une absolution vague.

ROMÉO.—Sache donc clairement que la charmante fille du riche Capulet est l'objet de mes plus chères amours; et de même que je lui ai donné mon coeur, elle m'a donné le sien, et tout est conclu, sauf ce que tu dois conclure par un saint mariage. Quand, où, comment nous nous sommes vus, nous nous sommes parlés d'amour, nous avons échangé nos serments, c'est ce que je te dirai avec le temps; mais ce que je te demande, c'est de consentir à nous marier aujourd'hui.

FRÈRE LAURENCE.—Bienheureux saint François, quel changement est ceci? Rosaline, que vous aimiez si chèrement, est-elle donc si promptement abandonnée? L'amour des jeunes gens n'est pas véritablement dans le coeur, il n'est que dans les yeux. Jésus Maria! quelle abondance de larmes a lavé tes joues pâles pour Rosaline! que d'eau salée prodiguée en vain pour assaisonner un amour que tu ne goûteras pas! Le soleil n'a pas encore éclairci le ciel chargé de tes soupirs; tes gémissements passés résonnent encore à mon oreille vieillie; tiens, voilà encore sur ta joue la trace d'une ancienne larme que tu n'as pas effacée. Si jamais tu fus toi-même, si ces douleurs ont existé pour toi, toi et tes douleurs, tout était pour Rosaline, et tu es changé! Prononce donc cet arrêt: il est permis aux femmes de faillir, puisque les hommes manquent de force.

ROMÉO.—Tu m'as souvent grondé d'aimer Rosaline.

FRÈRE LAURENCE.—D'idolâtrer, mon fils, non pas d'aimer.

ROMÉO.—Tu m'ordonnais d'ensevelir mon amour.

FRÈRE LAURENCE.—Non pas de mettre l'un en terre pour en faire sortir un autre.

ROMÉO.—Je t'en prie, ne me gronde pas; celle que j'aime maintenant me rend bonheur pour bonheur, m'accorde amour pour amour; l'autre n'en usait pas ainsi.

FRÈRE LAURENCE.—Oh! qu'elle savait bien que ton amour lisait par coeur, et ne savait pas épeler!—Viens, jeune inconstant, viens avec moi: un motif m'engage à te secourir. Peut-être cette alliance sera-t-elle assez heureuse pour changer en affection véritable la haine de vos deux familles.

ROMÉO.—Oh! partons: je tiens à ce que nous nous hâtions au plus vite.

FRÈRE LAURENCE.—Sagement et lentement: qui court trébuche.

(Ils sortent.)



SCÈNE IV

Une rue de Vérone.

BENVOLIO, MERCUTIO.


MERCUTIO.—Où diable ce Roméo peut-il être? N'est-il pas rentré chez lui cette nuit?

BENVOLIO.—Il n'est pas rentré chez son père; j'ai parlé à son domestique.

MERCUTIO.—C'est toujours cette pâle cruelle, cette Rosaline, qui le tourmente tant que pour sûr il deviendra fou.

BENVOLIO.—Tybalt, le neveu du vieux Capulet, a envoyé une lettre à la maison de son père.

MERCUTIO.—C'est un cartel, sur ma vie.

BENVOLIO.—Roméo y répondra.

MERCUTIO.—Tout homme qui sait écrire peut répondre à une lettre.

BENVOLIO.—Mais il répondra à l'auteur de la lettre défi pour défi.

MERCUTIO.—Hélas! le pauvre Roméo! il est déjà mort; assassiné par les yeux noirs d'une fille blanche, l'oreille traversée d'un chant d'amour, le coeur percé au beau milieu par le trait du petit archer aveugle, est-ce là un homme en état de faire tête à Tybalt?

BENVOLIO.—Quel homme est-ce donc que ce Tybalt?

MERCUTIO.—Autre chose que le roi des chats37, je vous en réponds; le plus fier champion de la courtoisie: il se bat comme vous chantez un air sur la note; il garde les temps, la mesure, les distances; il prend le repos d'une note noire, une, deux, et la troisième dans le corps; il vous perce à mort un bouton de soie. Un duelliste, un duelliste; un gentilhomme de la première main, ferme sur la première et la seconde cause38: Ah! la botte immortelle, le revers, le ha!

Note 37: (retour)

On trouve dans de vieux contes un Tybalt, roi des chats.

Note 38: (retour)

A gentleman of the very first cause, of the first and second cause. Il y avait des livres où étaient traitées les règles du point d'honneur, et les diverses causes de querelles, qu'on appelait la première, la seconde, la troisième cause.

BENVOLIO.—Que veux-tu dire?

MERCUTIO.—La peste soit de ces fats ridicules et prétentieux, avec leur grasseyement et leur manière de changer la prononciation. Par Jésus! une excellente lame! un homme de fort belle taille! une très-bonne créature39! N'est-ce pas, mon cher grand-père, une chose déplorable, que nous soyons affligés de ces insectes étrangers, ces colporteurs de nouvelles modes, ces pardonnez-moi, si attachés aux formes actuelles qu'ils ne sauraient plus se trouver à l'aise sur nos vieux bancs? Ah! leurs os, leurs os40!

Note 39: (retour)

A very good whore.

Note 40: (retour)

O their bons! their bons! et dans l'ancienne édition their bones! their bones. Il est clair que Mercutio veut jouer sur le mot bones (os) et sur le mot français bon employé par ceux qui prétendaient aux belles manières.

(Entre Roméo.)

BENVOLIO.—Voici Roméo! voici Roméo!

MERCUTIO.—Tout évidé comme un hareng sec. Oh! chair, chair, comme tu ressembles à du poisson! Le voilà pour toute nourriture aux vers qui coulaient de la veine de Pétrarque; mais auprès de sa dame, Laure n'était qu'une servante de cuisine, quoiqu'elle eût un amoureux plus habile à rimer pour elle; Didon n'était qu'une dondon; Cléopâtre qu'une Égyptienne; Hélène et Héro, des créatures, des courtisanes; Thisbé un oeil gris ou quelque chose comme cela. Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit.—Seigneur Roméo, bonjour: voilà un salut à la française en l'honneur de vos hauts-de-chausses français. Vous nous avez joliment donné le change hier au soir.

ROMÉO.—Bonjour, vous deux. Comment vous ai-je donné le change41?

Note 41: (retour)

The slip, sir, slip. Jeu de mots qui roule sur the slip, qui veut dire s'échapper, et est aussi le nom d'une pièce de monnaie souvent fausse (counterfeit.)

MERCUTIO.—Une escapade, une escapade, mon cher. Vous ne comprenez pas.

ROMÉO.—Pardon, cher Mercutio, j'étais fort occupé; et, dans ma position, il est permis de faillir à quelques révérences42.

Note 42: (retour)

ROMÉO.—Pardon, good Mercutio, my business was great; and in such case as mine, a man may strain courtesy.

MERCUTIO.—That's as much as to say—such a case as yours constrains a man to bow in the hams.

ROMÉO.—Meaning to courtesy.

MERCUTIO.—Thou hast most kindly hit it.

ROMÉO.—A most courteous exposition.

MERCUTIO.—Nay, I am the very pink of courtesy.

ROMÉO.—Pink for flower.

MERCUTIO.—Right.

ROMÉO—Why, then is my pump well flowered.

MERCUTIO.—Well said: follow me this jest now, till thou hast worn thy pump; that, when the single sole of it is worn, the jest may remain, after the wearing, solely singular.

ROMÉO.—O single-soled jest, solely singular for the singleness!

MERCUTIO.—Come between us, good Benvolio; my wits fail.

ROMÉO.—Switch and spurs, switch and spurs, or I'll cry a match.

MERCUTIO.—Nay, if thy wits run the wild goose chace, I have done, for thou hast more of the wild goose in one of thy wits, than, I am sure, I have in my whole five: Was I with you there for the goose?

ROMÉO.—Thou wast never with me for anything, when thou wast not there for the goose.

MERCUTIO.—I will bite thee by thee ear for that jest.

ROMÉO.—Nay, good goose, bite not.

MERCUTIO.—Thy wit is a very bitter sweeting; it is a most sharp sauce.

ROMÉO.—And is it not well served in to a sweet goose?

MERCUTIO.—O, here's a wit of cheverel, that stretches from an inch narrow to an ell broad!

ROMÉO.—I stretch it out for that word—broad: which added to the goose, proves thee far and wide a broad goose.

Il a fallu, en traduisant, se contenter de l'à peu près, la liberté de quelques-unes des plaisanteries, et la puérile recherche de jeux de mots qui fait le sel de presque toutes, les rendant impossibles à traduire exactement.

La première de ces plaisanteries porte sur le mot courtesy, qui signifie révérence et politesse.

Pour entendre la seconde, il faut savoir que les danseurs portaient des souliers brodés en fleurs ou attachés avec des rubans en forme de fleurs.

La chasse de l'oie sauvage fait allusion à une espèce de course de chevaux qu'on nommait ainsi, et qui consistait à attacher deux chevaux ensemble avec une longe: celui qui gagnait les devants obligeait l'autre à le suivre partout où il lui plaisait; et, lorsque l'un des deux coureurs avait mis son compagnon dans l'impossibilité de le suivre, il était regardé comme vainqueur.

MERCUTIO.—C'est comme si vous disiez qu'un homme dans votre position est obligé de fléchir du jarret.

ROMÉO.—Vous voulez dire faire la révérence.

MERCUTIO.—Tu as très-obligeamment deviné.

ROMÉO.—C'est là une explication fort polie.

MERCUTIO.—Oh! je me pique de politesse.

ROMÉO.—Tu en es la fleur.

MERCUTIO.—Assurément.

ROMÉO.—La fleur de chardon qui se pique à mes souliers.

MERCUTIO.—Bien répondu.