J'apprends que tu dois, sans que rien puisse le retarder, être mariée à ce comte jeudi prochain.

JULIETTE.—Frère, ne me dis point que tu le sais sans me dire en même temps comment je puis l'empêcher. Si dans ta sagesse tu n'as pas les moyens de me secourir, dis-moi seulement que tu approuves ma résolution, et de ce poignard je vais moi-même me secourir sur-le-champ. Dieu a uni mon coeur à celui de Roméo; tu as joint nos mains; et avant que cette main, qui a scellé par toi mon union avec Roméo, devienne le sceau d'un autre titre, avant que mon coeur fidèle, par une déloyale trahison, se déclare pour un autre, ceci les fera périr tous deux. Ainsi, cherche dans l'expérience de ta longue vie un conseil à me donner pour le moment, ou bien, vois, ce poignard sanglant deviendra médiateur entre moi et l'extrémité où je suis; il décidera en arbitre de ce que tes lumières et tes années réunies n'auront pu conduire à une issue digne du véritable honneur. Ne sois pas si lent à me répondre: il me tarde de mourir si ta réponse ne me parle pas de moyens de salut.

FRÈRE LAURENCE.—Arrête, ma fille, j'entrevois une sorte d'espérance, qui demande une exécution aussi désespérée qu'est désespéré le cas que nous voulons prévenir.—Si, plutôt que d'épouser le comte Pâris, tu as la force de vouloir te tuer toi-même, il est vraisemblable que toi, qui recherches la mort pour éviter cette ignominie, tu entreprendras bien pour y échapper une chose qui ressemble à la mort. Si tu as ce courage, je te donnerai un moyen.

JULIETTE.—Oh! plutôt que d'épouser Pâris, commande-moi de me précipiter du haut des remparts de cette tour, ou d'aller par les chemins fréquentés par les voleurs; ordonne-moi de me glisser au milieu des serpents; enchaîne-moi avec des ours rugissants; ou enferme-moi la nuit dans un cimetière, entièrement couvert d'os de morts s'entre-choquant, de jambes encore infectes, de crânes jaunis et informes; ou commande-moi d'entrer dans un tombeau nouvellement creusé, et de me cacher avec un mort dans son linceul, choses qui me faisaient trembler, seulement à en entendre parler; j'obéirai sans crainte ou hésitation, pour demeurer l'épouse sans tache de mon cher bien-aimé.

FRÈRE LAURENCE.—Eh bien! retourne chez toi, montre un air joyeux, consens à épouser Pâris. C'est demain mercredi: demain au soir fais en sorte de coucher seule; que ta nourrice ne couche point dans ta chambre. Prends cette fiole, et quand tu seras dans ton lit, avale cette liqueur distillée: soudain coulera dans toutes tes veines une froide et assoupissante humeur; les artères, interrompant leur mouvement naturel, cesseront de battre; nulle chaleur, nul souffle n'attestera que tu vis encore; les roses de tes lèvres et de tes joues se faneront et deviendront pâles comme la cendre; les rideaux de tes yeux s'abaisseront comme à l'instant où la mort les ferme à la lumière de la vie; chaque partie de ton corps, privée de la souplesse qui te permet d'en disposer, paraîtra roide, inflexible et froide, comme dans la mort. Tu demeureras quarante-deux heures sous cette apparence empruntée d'une mort glacée, après quoi tu te réveilleras comme d'un sommeil agréable. Le lendemain, ton nouvel époux viendra dès le matin pour te faire sortir de ton lit; tu seras morte. Alors, suivant l'usage de notre pays, parée dans ton cercueil de tes plus beaux atours, et le visage découvert, tu seras portée dans cet antique tombeau où reposent tous les descendants des Capulet. Cependant, avant que tu sois réveillée, Roméo, instruit par mes lettres de notre entreprise, viendra ici; lui et moi nous épierons le moment de ton réveil, et cette nuit-là même Roméo t'emmènera d'ici à Mantoue. Voilà l'expédient qui te préservera de l'ignominie dont tu es menacée, si aucun caprice d'inconstance, aucune crainte de femme ne vient dans l'exécution abattre ton courage.

JULIETTE.—Donne, oh! donne-moi! Ne me parle pas de crainte.

FRÈRE LAURENCE.—Tiens, et va-t'en: sois forte et prospère dans cette résolution! J'enverrai en hâte à Mantoue un moine porter mes lettres à ton époux.

JULIETTE.—Amour, donne-moi la force, et la force me sauvera. Adieu, mon bon père.

(Ils se quittent.)



SCÈNE II

Un appartement de la maison de Capulet.

Entrent CAPULET, LA SIGNORA CAPULET,
LA NOURRICE et des DOMESTIQUES.


CAPULET.—Invite toutes les personnes dont le nom est écrit là-dessus. (Le domestique sort.)—Toi, drôle, va m'arrêter vingt habiles cuisiniers.

SECOND DOMESTIQUE.—Vous n'en aurez pas un mauvais, seigneur, car je verrai s'ils se lèchent les doigts.

CAPULET.—Et qu'est-ce que tu verras par-là?

SECOND DOMESTIQUE.—Vraiment, seigneur, c'est un mauvais cuisinier que celui qui ne se lèche pas les doigts. Ainsi, celui qui ne se lèche pas les doigts ne viendra pas avec moi.

CAPULET.—Va vite. (Le domestiqua sort.) Nous serons bien mal préparés pour cette noce.—Est-ce que ma fille est allé trouver le frère Laurence?

LA NOURRICE.—Oui, vraiment.

CAPULET.—Bon, il lui fera peut-être un peu de bien. C'est une insolente petite coquine bien entêtée.

(Entre Juliette.)

LA NOURRICE.—Tenez, voyez comme elle revient de confesse avec un visage riant.

CAPULET.—Eh bien! obstinée, où avez-vous été courir?

JULIETTE.—Où j'ai appris à me repentir du péché d'une désobéissante résistance à vous et à vos ordres. Le saint frère Laurence m'a enjoint de tomber ici à vos genoux, et de vous demander pardon. Pardon, je vous en conjure; désormais je me laisserai toujours gouverner par vous.

CAPULET.—Envoyez chercher le comte: allez et qu'on l'instruise de ceci. Je veux que ce noeud soit formé dès demain matin.

JULIETTE.—J'ai rencontré le jeune comte à la cellule du frère Laurence, et je lui ai accordé ce qui se peut accorder des droits de l'amour sans passer les bornes de la pudeur.

CAPULET.—Allons, j'en suis bien aise, tout va bien, relevez-vous; les choses vont comme elles doivent aller.—Il faut que je voie le comte; oui vraiment, allez, je vous dis, et amenez-le ici. En vérité, devant Dieu, toute notre ville a de grandes obligations à ce respectable religieux.

JULIETTE.—Nourrice, voulez-vous venir avec moi dans mon cabinet? Vous m'aiderez à assortir la parure que vous croirez convenable pour m'habiller demain.

LA SIGNORA CAPULET.—Non, pas avant jeudi. Nous avons le temps.

CAPULET.—Allez, nourrice, allez avec elle; nous irons à l'église demain.

(Juliette et la nourrice sortent.)

LA SIGNORA CAPULET.—Nous serons bien à court pour nos préparatifs: il est déjà presque nuit.

CAPULET.—Bon, bon; je me donnerai du mouvement et tout ira bien, je te le garantis, ma femme. Va rejoindre Juliette, aide-la à se parer; je ne me coucherai point cette nuit. Laisse-moi tranquille: pour cette fois, c'est moi qui ferai la ménagère.—Holà! mon chapeau.—Ils sont tous sortis. Allons, je vais aller moi-même chez le comte Pâris, et le disposer à la cérémonie de demain.—Mon coeur est merveilleusement léger depuis que cette fille entêtée est rentrée dans son devoir.

(Ils sortent.)



SCÈNE III

La chambre de Juliette.

Entrent JULIETTE ET LA NOURRICE.


JULIETTE.—Oui, cet ajustement est celui qui conviendra le mieux; mais, bonne nourrice, je t'en prie, laisse-moi seule cette nuit: j'ai besoin de bien des oraisons pour obtenir du ciel un regard propice dans l'état où je suis, qui est plein, comme tu sais, d'irrégularités et de péché.

(Entre la signora Capulet.)

LA SIGNORA CAPULET.—Eh bien! êtes-vous bien occupée? Avez-vous besoin que je vous aide?

JULIETTE.—Non, madame; nous avons fait un choix de tout ce qui est nécessaire pour paraître convenablement à la cérémonie de demain. Si c'est votre bon plaisir, permettez qu'on me laisse seule maintenant, et que ma nourrice veille cette nuit avec vous; car, j'en suis sûre, vous devez avoir des affaires par-dessus les yeux pour une chose qui se fait si précipitamment.

LA SIGNORA CAPULET.—Bonne nuit, va te mettre au lit et te reposer, tu en as besoin.

(La signora Capulet et la nourrice sortent.)

JULIETTE.—Adieu.—Dieu sait quand nous nous reverrons. (Elle ferme la porte.) Je sens courir dans mes veines un frisson de peur, qui glace presque en moi la chaleur de la vie. Il faut que je les rappelle pour me rassurer.—Nourrice! Ah! que ferait-elle ici? il faut que je joue seule ma scène funèbre.—Viens, fiole.—Mais si ce breuvage n'opérait aucun effet, serais-je donc mariée de force au comte? Non, non, ceci me préservera. Repose ici.