Vous pouvez donc dresser notre contrat, et je vais me mettre, moi, si vous m’en donnez les moyens, en mesure de dresser mes plans ! »
Richter lui tendit la main et Rouletabille la lui serra.
« C’est donc entendu ! conclut l’ingénieur. Et vous m’en voyez enchanté et pour moi et pour vous ! Vous avez bien fait de vous décider !
Moi, je ne vous aurais plus reparlé de cette affaire. Nous ne tenons à forcer personne, mais nous savons reconnaître toutes les bonnes volontés ! Vous verrez ! Vous n’aurez rien à regretter ! »
Puis il se dirigea vers une petite pièce qui était une annexe de la salle de dessin et qui n’avait qu’une porte, celle qui la faisait communiquer avec cette pièce. Elle servait surtout, dans le moment, de débarras et de portemanteau. Une grande fenêtre versait un jour très clair sur une grande table élevée sur des tréteaux et qui était faite pour qu’on y dessinât debout.
« Vous serez ici comme chez vous ! dit Richter. Et jamais dérangé ! Personne, en effet, ne vient dans ma salle de dessin que je ne l’y introduise moi-même… Dès aujourd’hui, vous pourrez vous mettre au travail !… »
Ce soir-là, quand Rouletabille se retrouva seul, un instant, dans le dortoir, avec La Candeur et que celui-ci lui demanda s’il était content de sa journée :
« Oui, dit le reporter, j’ai bien travaillé. »
Il pouvait être satisfait avec raison. Il s’était donné trois jours pour résoudre deux problèmes primordiaux. Déjà il savait qu’il pouvait compter sur La Candeur et sur Vladimir ; il avait appris à connaître l’usine dans ses grandes lignes et l’endroit où se construisait la Titania et où se tenait, par conséquent, le Polonais, le laboratoire d’Énergie où travaillait Fulber, la demeure de l’ingénieur Hans où devait habiter Nicole ; il avait vu Nicole. Il était dans les bonnes grâces de Richter et travaillait dans son bureau où Nicole venait quelquefois avec Helena, la fille de Hans. Et il lui restait deux jours pour savoir de combien de temps il disposait encore pour sauver Paris de la terrible Titania.
XIV – UNE ENTREVUE DRAMATIQUE
Ce n’était point par hasard que Rouletabille avait pris la personnalité de Michel Talmar chez Blin et Cie : Talmar, lui-même, qui avait été mis au courant de ce que venait chercher Rouletabille dans ses ateliers, n’avait point trouvé de meilleur passeport à donner au reporter que ses propres papiers et de lui faire étudier à fond les plans d’une invention dont les Prussiens avaient déjà, en temps de paix, tenté de surprendre le secret.
Tout marchait donc à souhait pour Rouletabille qui avait naturellement promis à Talmar de ne livrer de ses plans que ce qui serait utile à sa propre entreprise, et le lendemain même du jour où le reporter avait accepté les offres de l’ingénieur suisse, nous le trouvons en train de tracer les premières lignes d’un important dessin, sous les yeux de Richter, dans le petit cabinet qui lui était réservé.
Le bruit d’une auto s’arrêtant devant le perron attira l’attention des deux hommes. Richter quitta aussitôt Rouletabille. Par la fenêtre, celui-ci aperçut Helena qui descendait et qui entrait dans les bureaux.
Il y eut, dans la pièce à côté, une rapide entrevue entre elle et Richter où il fut question d’un somptueux déjeuner de fiançailles qui devait être donné, quelques jours plus tard, à l’Essener-Hof, sous la présidence du général von Berg lui-même, directeur du Generalkommando et oncle de la fiancée. Cette haute parenté devait donner au déjeuner un lustre exceptionnel, et les représentants des États alliés, qui étaient les hôtes de l’Essener-Hof et tous en affaires avec le général von Berg, allaient y être conviés. Puis il y eut quelques propos échangés d’une voix sourde dans lesquels on put démêler les noms de Nicole et de Fulber et ces mots : « la volonté de l’empereur ! »… et enfin ces phrases très nettes : « Non ! Je n’ai pas eu à sortir Nicole aujourd’hui ! Le général, avant de retourner au Kommando, a voulu la voir en particulier. Je crois qu’il y a quelque chose de nouveau dans l’air !… »
On imagine facilement avec quel intérêt Rouletabille écoutait ce qui se passait de l’autre côté de sa porte, et combien il regrettait que Nicole ne fût point venue avec Helena.
Mais, le jour suivant, les deux jeunes filles arrivèrent ensemble, toujours suivies du fameux gardien qui les attendit dans le vestibule. Cet homme avait un uniforme spécial, mi-militaire, mi-domestique de grande maison, et on pouvait le prendre au choix pour quelque ordonnance ou pour un majordome.
Rouletabille apprit plus tard que l’administration de l’usine disposait ainsi d’un certain nombre de ces domestiques d’apparat qui étaient mis à la disposition des plus hauts personnages étrangers en visite à Essen et qui, au fond, ne cessaient jamais d’exercer sur eux une surveillance assidue. Ils appartenaient à la police occulte dont avait parlé La Candeur.
Helena et Nicole avaient pénétré, selon leur habitude, dans la salle de dessin particulière de l’ingénieur, et bientôt celui-ci fit derrière elles une entrée assez précipitée.
Son premier geste fut d’aller à la porte qui ouvrait sur le petit cabinet où travaillait Rouletabille. Il regarda dans ce bureau et constata qu’il était vide.
Le reporter, en effet, venait de se jeter dans une armoire où pendaient des blouses à dessin. Richter referma la porte, satisfait, et voici la scène qui se passa.
Elle devait avoir sur la suite du récit une telle influence que nous croyons ne pouvoir mieux faire que de donner ici le texte même de Rouletabille qui en a retracé scrupuleusement les rapides péripéties :
« J’avais compris tout de suite (raconte le reporter), en apercevant, à travers la fenêtre de mon cabinet de travail, le visage étrangement bouleversé de Mlle Fulber, qu’il devait y avoir, en effet, « du nouveau », dans son cas, comme l’avait dit, la veille, Fraulein Hans, et que ma bonne fortune et aussi l’heureux résultat de mes combinaisons allaient sans doute me permettre d’assister à un événement du plus haut intérêt pour ce que j’étais venu faire à Essen !
« Quand les jeunes filles furent dans la salle adjacente à mon cabinet et que j’entendis les pas précipités de l’ingénieur se dirigeant vers ma porte, je n’hésitai point à me dissimuler et j’eus la joie de le voir refermer cette porte, persuadé que le cabinet était vide. Richter devait me croire en train de travailler dans l’atelier n° 3 où j’avais à copier certains modèles en cours pour en faire valoir ensuite la différence, à certains points de vue techniques, avec mon modèle à moi. Si bien que je pus entendre en toute sécurité ce qui se passait dans la pièce à côté et même apercevoir de temps à autre, par le trou de la serrure, les personnages du drame.
« Richter se promenait de long en large, assez agité. Des deux jeunes filles, qui étaient assises au bout de la pièce, je n’apercevais bien que le visage de Nicole qui reflétait dans l’instant les sentiments les plus hostiles du monde. Jusqu’alors, j’avais été frappé surtout par une physionomie de douleur : ce jour-là, elle exprimait une fureur concentrée contre ses bourreaux. Autant que j’en pus juger, la pauvre enfant devait avoir bien souffert et ses forces paraissaient à bout.
« – Mademoiselle, lui dit Richter, vous savez combien Helena vous aime. Elle vous traite comme une sœur. Si vous n’êtes ni plus souriante, ni mieux portante, ce n’est point de sa faute. Helena vous a annoncé que vous alliez vous trouver en face de Serge Kaniewsky. Je vous serais reconnaissant particulièrement de ne point lui cacher les soins dont vous êtes entourée et même l’affection qu’on vous porte. Vous ne vous trouvez pas ici chez un ennemi, vous le savez bien, et j’ai toujours eu le plus grand respect pour vos malheurs. Vous êtes ici sur un terrain neutre, chez un ami ; j’espère que vous apprécierez également la délicatesse du procédé qui a fait, en haut lieu, choisir ma maison pour une entrevue qui a été accordée aux prières instantes de votre fiancé.
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