Votre directeur nous a dit qu’on pouvait vous demander des choses impossibles. Nous allons voir… »

Rouletabille n’a pas le temps de répondre. Un troisième haut personnage fait son entrée. C’est à celui-ci que le directeur de L’Époque téléphonait tantôt devant Rouletabille.

Tous demandent :

« Eh bien, vous avez vu Cromer ?

– Cromer, répond le dernier arrivé, doit être là-haut ; je lui ai donné rendez-vous à 10 heures et demie. Ce qu’il raconte est effrayant !… »

Encore une porte qui s’ouvre, et le directeur de la Sûreté générale est annoncé.

« Messieurs, fait-il en entrant, j’ai tout mon monde là-haut. Si vous voulez monter, je suis à votre disposition !… »

Ainsi, c’est à la Sûreté générale que l’on va : ce conseil extraordinaire, on n’a pas voulu le tenir au ministère même, mais dans un endroit plus discret, plus fermé.

Par des escaliers intérieurs, par des corridors dont Rouletabille connaît bien le labyrinthe, on se rend au cabinet même du chef de la Sûreté générale.

Dans le petit vestibule qui précède les bureaux, un homme à figure énergique, face entièrement rasée, type d’Anglo-Saxon, attend debout, les bras croisés, cependant qu’au fond d’un fauteuil une vieille honorable dame à bonnet noir montre une figure pleine d’angoisse et empreinte d’une tristesse infinie. Les hauts personnages saluent.

L’un d’eux va à l’homme.

« Mr Cromer, voulez-vous entrer avec nous, je vous prie ?… »

La vieille dame n’a pas bougé. Elle reste seule dans le vestibule, avec l’huissier qui referme sur les autres la porte du bureau de son chef. Dans le bureau, tous se sont assis.

Nous avons désigné avec une discrétion nécessaire les hauts personnages qui sont réunis là par les soins du directeur de la Sûreté générale. Et pour préciser leur individualité, nous userons des termes mêmes dont se servait Rouletabille quand il avait à rappeler dans ses notes le rôle que chacun assuma dans cette mystérieuse séance.

D’abord, il y avait celui que tous appelaient « monsieur le Président » et quelquefois « monsieur le Premier », expression dont on se sert à la fois pour adresser la parole au Premier ministre, président du Conseil, et aussi au président de la cour d’appel de Paris.

Le second haut personnage, celui-là même qui avait introduit Mr Cromer, se distinguait par un énorme binocle à garniture d’écaille qui lui mettait deux véritables hublots sur sa face glabre, chaque fois qu’il avait à lire quelque feuille ou qu’il trouvait intéressant d’étudier les jeux de physionomie de son interlocuteur. Rouletabille, en parlant de lui, disait « le Binocle d’écaille ».

Enfin, le troisième ne cessait de fumer des cigares énormes dont il avait une profusion dans un portefeuille grand comme une petite valise. Rouletabille l’avait surnommé depuis longtemps déjà « le Bureau de tabac ».

En entrant, le reporter s’était glissé dans un coin obscur d’où il pouvait tout voir et où il espérait se faire oublier.

« Faut-il introduire Nourry ? » demanda d’abord le chef de la Sûreté. Mais le Binocle d’écaille, sortant des papiers de son maroquin :

« Non, pas encore ! je vais vous lire la lettre de Fulber que le Service des inventions a retrouvée !…

– Vous m’avouerez, mon cher ami, qu’il est tout de même incroyable que le Service ait pu égarer une pièce pareille ! fait alors entendre celui que l’on appelle le Président.

– Ces messieurs du Service vous répondront, répliqua le Binocle, qu’ils en reçoivent une centaine dans le même genre tous les mois. Elles sont toutes classées, du reste. On a fini par retrouver la missive de Fulber dans la quantité de celles qui sont mises au rebut comme ayant été écrites par des fous ! »

À l’exception de Rouletabille, tous ceux qui étaient là s’exclamèrent, et le directeur de L’Époque tout particulièrement.

« Mais Fulber n’était pourtant pas le premier venu ! fit-il. Ses travaux sur les vertus curatives du radium commençaient à faire sensation quelques mois avant la guerre.

– Bah ! il ne faut rien exagérer, répliqua le Binocle d’écaille. Rappelons-nous que, déjà à cette époque, la science officielle traitait Fulber de poète et de rêveur ! Et puisque vous vous souvenez de la prétention qu’il avait émise, de guérir un jour, avec son radium, tous les maux de l’humanité, jugez de l’étonnement de ces messieurs des inventions en recevant une lettre dans laquelle le même inventeur affirmait avoir trouvé le moyen de détruire en cinq sec une portion convenable de cette même humanité !… Je vous fais juge ; je lis :

« À Monsieur le…, etc. Monsieur le…, etc.

J’ai l’honneur de vous faire savoir que je suis à même de mettre à la disposition du bureau des inventions les plans d’une machine infernale susceptible de détruire en quelques minutes une ville de l’importance de Berlin, et cela sans sortir de nos frontières. Veuillez me croire, Monsieur le Ministre, votre très dévoué serviteur. »

THÉODORE FULBER

III – LES TRIBULATIONS D’UN INVENTEUR

« Eh bien, vous m’avouerez, fit le Binocle d’écaille en replaçant la singulière lettre dans son portefeuille, que l’on est fort excusable après la lecture d’un pareil document, de le croire émané d’un cerveau malade ! Que voulez-vous ? Il a beau être signé THÉODORE FULBER, la tranquille simplicité avec laquelle ce savant, qui a toujours passé pour un peu excentrique, nous annonce qu’il tient à notre disposition la destruction de Berlin, aurait incliné les moins prévenus à émettre de fâcheux pronostics sur le prochain avenir d’une aussi belle intelligence… »

C’est alors que l’on entendit pour la première fois la voix de Mr Cromer.

Ce personnage parlait français avec un accent d’outre-Manche très accentué : Il s’exprimait difficilement mais avec force ; et quand il avait trouvé le terme dont il avait besoin, il le lançait contre son interlocuteur avec une brutalité qui semblait destinée à anéantir toute velléité de discussion ou de controverse.

« Pardon ! Vos Excellences ? Il faut savoâr que Théodore Foulber n’a pas reçou même oune réponse dé rien di toute !… Indeed ! cela n’être pas assez, je dis !… I say ! le pauvre vieux savant a été traité chez vous comme un pétite joune homme à son première expérience de la physique. Je dis les inventeurs chez vous, ils sont très forts mais toujours regardés comme très fous, yes ! I say ! Il existe certainement, j’avoue, des établissements de recherches tels Collège de la France et la Muséum, mais en dehors de cela officiel, rienne di toute, No ! Et en dehors de Pastor Institute pour biologiques travails, rienne di toute pour autres inventions. No ! I say ! Mais, en Allemagne, existe une institute pour recherches générales, très bien doté de grosse argent et très intéressé par l’empereur, yes ! En Amérique, en Angleterre, de très généroux milliardaires ils ont créé des institutes pour recherches ! Et tous vos inventeurs s’en allaient dans la Angleterre ou Amérique. I say ! Carrel, Français à l’Institute Rockfeller américain et aussi, ils vont, avant la guerre, enrichir l’Allemagne because les brivets sont garantis par gouvernement allemand, yes ! »

Sous ce débordement de phrases roides, tout le monde avait d’abord baissé la tête, mais le Président ayant fait un geste d’impatience, le Binocle d’écaille osa interrompre le terrible Mr Cromer :

« Je crois qu’il est un peu tard pour nous attarder à des critiques, peut-être très justes…

– Yes !… je critique ! I beg pardon !… c’est pour critique que je suis vénou ! En France, à Paris, I say : les inventeurs sont comme petits enfants abandonnés sur le chemin de la science ! Théodore Foulber m’a écrit cela, et alors moa, j’ai lu sa lettre à mon institute ! moa, j’ai répondu ! Et alors il est vénou… et moa j’ai vou en écoutant loui combien cela qu’il disait était sérious et terribeule !… »

Le Président interrompit encore l’Anglais :

« Procédons par ordre ! avant d’aller trouver Mr Cromer, Fulber ne s’était-il pas adressé à M. le directeur de L’Époque ?

– C’est exact ! répliqua immédiatement celui-ci, et en ce qui me concerne, j’ai fait comme devait faire Mr Cromer : j’ai prié Fulber de venir chez moi et je l’ai questionné et j’ai trouvé que tout ce qu’il me disait était moins ridicule que terribeule, comme dit Mr Cromer, si bien que je l’ai invité à dîner le soir même avec le général D…

– Le général D… est à Salonique, fit entendre le Binocle d’écaille. J’ai eu l’occasion de le voir quelques jours avant son départ. Il ne m’a parlé de rien qui pût se rapporter à Fulber…

– Il est probable qu’il l’avait déjà oublié ! émit le directeur de L’Époque.

– Fulber n’avait donc pas produit une grande sensation sur lui ? demanda le Bureau de tabac.

– Tous les détails de ce dîner sont parfaitement restés dans ma mémoire, répondit le directeur de L’Époque.

– Vous seriez tout à fait aimable de nous les faire connaître, monsieur ! exprima le Président.

– Eh bien, ce soir-là, dès le potage, Fulber, sans nous dévoiler son secret, naturellement, nous entretint de la puissance formidable de son engin… et je me rappelle qu’il ne parlait pas depuis plus de cinq minutes que déjà le général D… s’écriait : « Mais c’est une histoire de Jules Verne que vous nous racontez là, mon cher savant… Je l’ai lue quand j’étais au collège : cela s’appelle Les cinq cents millions de la Bégum !… Attendez ! voici le sujet dont je me souviens très bien : un Fritz de ce temps-là avait fabriqué un canon prodigieux qui envoyait sur une cité construite en Amérique par des Français un projectile naturellement colossal et capable de tout anéantir en quelques minutes !… »

« Le général D…, pour dire cela, avait pris un ton si parfaitement ironique que je crus devoir intervenir.

« – Mon cher général, interrompis-je, nous vivons à une époque où toutes les imaginations de Jules Verne, sur la terre, dans les airs et sous les eaux, se réalisent si bien et si complètement, qu’il ne faudrait point s’étonner que celle-ci finît par entrer comme les autres dans le domaine de la réalité !

« Pendant que je parlais ainsi, Fulber, qui était assis en face de nous, nous fixait, le général et moi, avec une expression de mépris incommensurable.

« – Si imaginatif qu’ait été Jules Verne, s’exclama-t-il, il n’eût jamais osé rêver ce que la science actuelle est susceptible de matérialiser. Dans mon affaire à moi, il ne s’agit pas d’un obus, mais d’une torpille. Et d’une torpille qu’aucun canon au monde ne pourrait contenir et qu’aucune charge d’explosif connue ne pourrait envoyer bien loin ! Ma torpille est plus grande que le Titanic ! Entendez-vous, je dis plus grande que le Titanic ! Elle a trois cents mètres de long. Elle est douée d’une vitesse de quatre cents kilomètres à l’heure ! rien ne saurait l’arrêter ! Elle ruine tout, brûle tout, anéantit tout, dans un cercle de plusieurs lieues ! On ne peut rien contre elle, une fois lancée ! Rien au monde n’est capable de l’empêcher d’atteindre exactement son but, ni d’éclater à l’heure fixée et à l’endroit fixé ! Elle s’appelle Titania !…

« Je ne sais si vous avez vu quelquefois Théodore Fulber, continua le directeur de L’Époque. Il a des yeux d’une clarté, d’une pureté enfantines, une figure de petit ange inspiré, dans un cadre farouche de mèches blanches qui se tordent comme des flammes autour de son front phénoménal !… et le tout constitue un mélange des plus curieux qui étonne et inquiète.

« Ce soir-là, il était très, très inquiétant. Quand il se leva de table, après nous avoir lancé sa formidable tirade, il avait littéralement l’air d’un fou !… et j’ai pu croire qu’il allait tomber devant nous, d’une attaque d’apoplexie.

« C’est tout juste s’il n’oublia pas de me serrer la main et s’il se rendit compte que c’était dans mon auto que je le faisais reconduire chez lui.

« Quand il fut parti, le général D… me dit : « Ce n’est pas le premier que la guerre a rendu fou ! N’importe ! Nous avons passé une bonne soirée ! Il est amusant avec sa torpille ! » Puis nous parlâmes d’autre chose.

« Le lendemain, je recevais un mot de Fulber me disant qu’il était décidé à aller proposer sa machine infernale aux Anglais et me demandant si je ne pouvais pas lui faciliter le voyage et lui faire parvenir les permis nécessaires. Je m’en occupai aussitôt, simplement pour ne pas le chagriner. Et c’est ainsi qu’il passa le détroit. Il avait déjà écrit à Mr Cromer à son institut Scarborough.