Et il ne semblait pas que l’honnête consignataire de morues en sût plus long à cet égard que le dernier portefaix de la ville.

Les délégués ne purent dès lors rien apprendre. Ils en furent réduits aux conjectures plus ou moins absurdes que propageaient les divagations publiques. Le secret de la Société devait-il donc rester impénétrable, tant qu’elle ne l’aurait pas fait connaître ? On se le demandait. Sans doute, elle ne se départirait de son silence qu’après acquisition faite.

Il suit de là que les délégués finirent par se rencontrer, se rendre visite, se tâter, et finalement entrer en communication peut-être avec l’arrière-pensée de former une ligue contre l’ennemi commun, autrement dit la Compagnie américaine.

Et, un jour, dans la soirée du 22 novembre, ils se trouvèrent en train de conférer à l’hôtel Wolesley, dans l’appartement occupé par le major Donellan et son secrétaire Dean Toodrink. En fait, cette tendance à une commune entente était principalement due aux habiles agissements du colonel Boris Karkof, le fin diplomate que l’on sait.

Tout d’abord, la conversation s’engagea sur les conséquences commerciales ou industrielles que la Société prétendait tirer de l’acquisition du domaine arctique. Le professeur Jan Harald demanda si l’un ou l’autre de ses collègues avait pu se procurer quelque renseignement à cet égard. Et, tous, peu à peu, convinrent qu’ils avaient tenté des démarches près de William S. Forster, auquel, d’après le document, les communications devaient être adressées.

« Mais, j’ai échoué, dit Éric Baldenak.

– Et je n’ai point réussi, ajouta Jacques Jansen.

– Quant à moi, répondit Dean Toodrink, lorsque je me suis présenté au nom du major Donellan dans les magasins de High-street, j’ai trouvé un gros homme en habit noir, coiffé d’un chapeau de haute forme, drapé d’un tablier blanc qui lui montait des bottes au menton. Et, lorsque je lui ai demandé des renseignements sur l’affaire, il m’a répondu que le South-Star venait d’arriver de Terre-Neuve à pleine cargaison, et qu’il était en mesure de me livrer un fort stock de morues fraîches pour le compte de la maison Ardrinell and Co.

– Eh ! eh ! riposta l’ancien conseiller des Indes néerlandaises, toujours un peu sceptique, mieux vaudrait acheter une cargaison de morues que de jeter son argent dans les profondeurs de l’océan Glacial !

– Là n’est point la question, dit alors le major Donellan, d’une voix brève et hautaine. Il ne s’agit pas d’un stock de morues, mais de la calotte polaire…

– Que l’Amérique voudrait bien se mettre sur la tête ! ajouta Dean Toodrink, en riant de sa répartie.

– Ça l’enrhumerait, dit finement le colonel Karkof.

– Là n’est pas la question, reprit le major Donellan, et je ne sais ce que cette éventualité. de coryzas vient faire au milieu de notre conférence. Ce qui est certain, c’est que pour une raison ou pour une autre, l’Amérique, représentée par la North Polar Practical Association, remarquez le mot « practical », messieurs, veut acheter une surface de quatre cent sept mille milles carrés autour du Pôle arctique, surface circonscrite actuellement, – remarquez le mot « actuellement », messieurs, par le quatre-vingt-quatrième degré de latitude boréale…

– Nous le savons, major Donellan, repartit Jan Harald, et de reste ! Mais ce que nous ne savons pas, c’est comment ladite Société entend exploiter ces territoires, si ce sont des territoires, ou ces mers, si ce sont des mers, au point de vue industriel…

– La n’est pas la question, répondit une troisième fois le major Donellan. Un État veut, en payant, s’approprier une portion du globe, qui, par sa situation géographique, semble plus spécialement appartenir à l’Angleterre…

– À la Russie, dit le colonel Karkof.

– À la Hollande, dit Jacques Jansen.

– À la Suède-Norvège, dit Jan Harald.

– Au Danemark », dit Éric Baldenak.

Les cinq délégués s’étaient redressés sur leurs ergots, et l’entretien risquait de tourner aux propos malsonnants, lorsque Dean Toodrink essaya d’intervenir une première fois :

« Messieurs, dit-il d’un ton conciliant, là n’est point la question, suivant l’expression dont mon chef, le major Donellan, fait le plus volontiers usage. Puisqu’il est décidé en principe que les régions circumpolaires seront mises en vente, elles appartiendront nécessairement à celui des États représentés par vous, qui mettra à cette acquisition l’enchère la plus élevée. Donc, puisque la Suède-Norvège, la Russie, le Danemark, la Hollande et l’Angleterre ont ouvert des crédits à leurs délégués, ne vaudrait-il pas mieux que ceux-ci formassent un syndicat, ce qui leur permettrait de disposer d’une somme telle que la Société américaine ne pourrait lutter contre eux ? »

Les délégués s’entre-regardèrent. Ce Dean Toodrink avait peut-être trouvé le joint. Un syndicat… De notre temps, ce mot répond à tout. On se syndique, comme on respire, comme on boit, comme on mange, comme on dort. Rien de plus moderne en politique aussi bien qu’en affaires.

Toutefois, une objection ou plutôt une explication fut nécessaire, et Jacques Jansen interpréta les sentiments de ses collègues, lorsqu’il dit :

« Et après ?… »

Oui !… Après l’acquisition faite par le syndicat ?

« Mais il me semble que l’Angleterre !… dit le major d’un ton raide…

– Et la Russie !… dit le colonel, dont les sourcils se froncèrent terriblement.

– Et la Hollande !… dit le conseiller.

– Lorsque Dieu a donné le Danemark aux Danois… fit observer Éric Baldenak.

– Pardon, s’écria Dean Toodrink, il n’y a qu’un pays qui ait été donné par Dieu ! C’est l’Écosse aux Écossais !

– Et pourquoi ?… fit le délégué suédois.

– Le poète n’a-t-il pas dit :

« Deus nobis Ecotia fecit »

riposta ce farceur en traduisant à sa façon l’hoec otia du sixième vers de la première églogue de Virgile.

Tous se mirent à rire excepté le major Donellan et cela enraya une seconde fois la discussion, qui menaçait de finir assez mal.

Et alors Dean Toodrink put ajouter :

« Ne nous querellons pas, messieurs !… À quoi bon ?… Formons plutôt nôtre syndicat…

– Et après ?… reprit Jan Harald.

– Après ? répondit Dean Toodrink. Rien de plus simple, messieurs. Lorsque vous l’aurez achetée, ou la propriété du domaine polaire restera indivise entre vous, ou, moyennant une juste indemnité, vous la transporterez à l’un des États coacquéreurs. Mais le but principal aura été préalablement atteint, qui est d’éliminer définitivement les représentants de l’Amérique ! »

Elle avait du bon, cette proposition du moins pour l’heure présente car, dans un avenir rapproché, les délégués ne manqueraient pas de se prendre aux cheveux, et on sait s’ils étaient chevelus ! lorsqu’il s’agirait de choisir l’acquéreur définitif de cet immeuble aussi disputé qu’inutile. De toute façon, ainsi que l’avait si intelligemment marqué Dean Toodrink, les États-Unis seraient absolument hors concours.

« Voilà qui me paraît sensé, dit Éric Baldenak.

– Habile, dit le colonel Karkof.

– Adroit, dit Jan Harald.

– Malin, dit Jacques Jansen.

– Bien anglais ! » dit le major Donellan.

Chacun avait lancé son mot, avec l’espoir de jouer plus tard ses estimables collègues.

« Ainsi, messieurs, reprit Boris Karkof, il est parfaitement entendu que, si nous nous syndiquons, les droits de chaque État seront entièrement réservés pour l’avenir ?… »

C’était entendu.

Il ne restait plus qu’à savoir quels crédits ces divers États avaient mis à la disposition de leurs délégués. On totaliserait ces crédits, et il n’était pas douteux que ce total présenterait une somme si importante que les ressources de la North Polar Practical Association ne lui permettraient pas de la dépasser.

La question fut donc posée par Dean Toodrink.

Mais alors, autre chose. Silence complet. Personne ne voulait répondre. Montrer son porte-monnaie ? Vider ses poches dans la caisse du syndicat ? Faire connaître par avance jusqu’où chacun comptait pousser les enchères ?… Nul empressement à cela ! Et si quelque désaccord survenait plus tard entre les nouveaux syndiqués ?… Et si les circonstances les obligeaient à prendre part à la lutte chacun pour soi ?… Et si le diplomate Karkof se blessait des finasseries de Jacques Jansen, qui s’offenserait des menées sourdes d’Éric Baldenak, qui s’irriterait des roublardises de Jan Harald, qui se refuserait à supporter les prétentions hautaines du major Donellan, qui, lui, ne se gênerait guère pour intriguer contre chacun de ses collègues ? Enfin, déclarer ses crédits, c’était montrer son jeu, quand il était nécessaire de poitriner.

Véritablement, il n’y avait que deux manières de répondre à la juste mais indiscrète demande de Dean Toodrink. Ou exagérer les crédits ce qui eût été très embarrassant, lorsqu’il se serait agi d’en opérer le versement, ou les diminuer d’une façon tellement dérisoire, que cela dégénérât en plaisanterie et qu’il ne fût point donné suite à la proposition.

Cette idée vint d’abord à l’ex-conseiller des Indes néerlandaises, qui, il faut en convenir, n’était pas sérieux, et tous ses collègues lui emboîtèrent le pas.

« Messieurs, dit la Hollande par sa voix, je le regrette, mais, pour l’acquisition du domaine arctique, je ne puis disposer que de cinquante rixdalers.{2}

– Et moi, que de trente-cinq roubles{3}, dit la Russie.

– Et moi, que de vingt kronors{4}, dit la Suède-Norvège.

– Et moi, que de quinze krones{5}, dit le Danemark.

– Eh bien, répondit le major Donellan, d’un ton dans lequel on sentait toute cette dédaigneuse attitude si naturelle à la Grande-Bretagne, ce sera donc à votre profit que l’acquisition sera faite, messieurs, car l’Angleterre ne peut y mettre plus d’un shilling{6} six pence ! »

Et, sur cette déclaration ironique, finit la conférence des délégués de la vieille Europe.

III – Dans lequel se fait l’adjudication des régions du pôle arctique.

 

Pourquoi cette vente allait-elle s’effectuer, le 3 décembre, dans la salle ordinaire des Auctions, où, d’habitude, on ne vendait que des objets mobiliers, meubles, ustensiles, outils, instruments, etc., ou des objets d’art, tableaux, statues, médailles, antiquités ? Pourquoi, puisqu’il s’agissait d’une licitation immobilière, n’était-elle pas faite soit par-devant notaire, soit à la barre du tribunal, institué pour ce genre d’opération ? Enfin, pourquoi l’intervention d’un commissaire-priseur, lorsqu’on poursuivait la mise en vente d’une partie du globe terrestre ? Est-ce que ce morceau de sphéroïde pouvait être assimilé à quelque meuble meublant, et n’était-ce pas tout ce qu’il y avait de plus immeuble au monde ?

En effet, cela paraissait illogique. Pourtant, il en serait ainsi. L’ensemble des régions arctiques devait être vendu dans ces conditions, et le contrat n’en serait pas moins valable.