À ce bruit, Marianina, Filippo et madame de Lanty jetèrent les yeux sur nous, et leurs regards furent comme des éclairs. La jeune femme aurait voulu être au fond de la Seine. Elle prit mon bras et m’entraîna vers un boudoir. Hommes et femmes, tout le monde nous fit place. Parvenus au fond des appartements de réception, nous entrâmes dans un petit cabinet demi-circulaire. Ma compagne se jeta sur un divan, palpitant d’effroi, sans savoir où elle était.
— Madame, vous êtes folle, lui dis-je.
— Mais, reprit-elle après un moment de silence pendant lequel je l’admirai, est-ce ma faute ? Pourquoi madame de Lanty laisse-t-elle errer des revenants dans son hôtel ?
— Allons, répondis-je, vous imitez les sots. Vous prenez un petit vieillard pour un spectre.
— Taisez-vous, répliqua-t-elle avec cet air imposant et railleur que toutes les femmes savent si bien prendre quand elles veulent avoir raison. Le joli boudoir ! s’écria-t-elle en regardant autour d’elle. Le satin bleu fait toujours à merveille en tenture. Est-ce frais ! Ah ! le beau tableau ! ajouta-t-elle en se levant, et allant se mettre en face d’une toile magnifiquement encadrée.
Nous restâmes pendant un moment dans la contemplation de cette merveille, qui semblait due à quelque pinceau surnaturel. Le tableau représentait Adonis étendu sur une peau de lion. La lampe suspendue au milieu du boudoir, et contenue dans un vase d’albâtre, illuminait alors cette toile d’une lueur douce qui nous permit de saisir toutes les beautés de la peinture.
— Un être si parfait existe-t-il ? me demanda-t-elle après avoir examiné, non sans un doux sourire de contentement, la grâce exquise des contours, la pose, la couleur, les cheveux, tout enfin.
— Il est trop beau pour un homme, ajouta-t-elle après un examen pareil à celui qu’elle aurait fait d’une rivale.
Oh ! comme je ressentis alors les atteintes de cette jalousie à laquelle un poète avait essayé vainement de me faire croire ! la jalousie des gravures, des tableaux, des statues, où les artistes exagèrent la beauté humaine, par suite de la doctrine qui les porte à tout idéaliser.
— C’est un portrait, lui répondis-je. Il est dû au talent de Vien. Mais ce grand peintre n’a jamais vu l’original, et votre admiration sera moins vive peut-être quand vous saurez que cette académie a été faite d’après une statue de femme.
— Mais qui est-ce ?
J’hésitai.
— Je veux le savoir, ajouta-t-elle vivement.
— Je crois, lui dis-je, que cet Adonis représente un... un... un parent de madame de Lanty.
J’eus la douleur de la voir abîmée dans la contemplation de cette figure. Elle s’assit en silence, je me mis auprès d’elle, et lui pris la main sans qu’elle s’en aperçût ! Oublié pour un portrait ! En ce moment le bruit léger des pas d’une femme dont la robe frémissait, retentit dans le silence. Nous vîmes entrer la jeune Marianina, plus brillante encore par son expression d’innocence que par sa grâce et par sa fraîche toilette ; elle marchait alors lentement, et tenait avec un soin maternel, avec une filiale sollicitude, le spectre habillé qui nous avait fait fuir du salon de musique ; elle le conduisit en le regardant avec une espèce d’inquiétude posant lentement ses pieds débiles. Tous deux, ils arrivèrent assez péniblement à une porte cachée dans la tenture. Là, Marianina frappa doucement. Aussitôt apparut, comme par magie, un grand homme sec, espèce de génie familier. Avant de confier le vieillard à ce gardien mystérieux, la jeune enfant baisa respectueusement le cadavre ambulant, et sa chaste caresse ne fut pas exempte de cette câlinerie gracieuse dont le secret appartient à quelques femmes privilégiées.
— Addio, addio ! disait-elle avec les inflexions les plus jolies de sa jeune voix.
Elle ajouta même sur la dernière syllabe une roulade admirablement bien exécutée, mais à voix basse, et comme pour peindre l’effusion de son cœur par une expression poétique. Le vieillard, frappé subitement par quelque souvenir, resta sur le seuil de ce réduit secret. Nous entendîmes alors, grâce à un profond silence, le soupir lourd qui sortit de sa poitrine : il tira la plus belle des bagues dont ses doigts de squelette étaient chargés, et la plaça dans le sein de Marianina. La jeune folle se mit à rire, reprit la bague, la glissa par-dessus son gant à l’un de ses doigts, et s’élança vivement vers le salon, où retentirent en ce moment les préludes d’une contredanse. Elle nous aperçut.
— Ah ! vous étiez là ! dit-elle en rougissant.
Après nous avoir regardés comme pour nous interroger, elle courut à son danseur avec l’insouciante pétulance de son âge.
— Qu’est-ce que cela veut dire ? me demanda ma jeune partenaire. Est-ce son mari ? Je crois rêver. Où suis-je ?
— Vous ! répondis-je, vous, madame, qui êtes exaltée et qui, comprenant si bien les émotions les plus imperceptibles, savez cultiver dans un cœur d’homme le plus délicat des sentiments, sans le flétrir, sans le briser dès le premier jour, vous qui avez pitié des peines du cœur, et qui à l’esprit d’une Parisienne joignez une âme passionnée digne de l’Italie ou de l’Espagne...
Elle vit bien que mon langage était empreint d’une ironie amère ; et, alors, sans avoir l’air d’y prendre garde, elle m’interrompit pour dire : — Oh ! vous me faites à votre goût. Singulière tyrannie ! Vous voulez que je ne sois pas moi.
— Oh ! je ne veux rien, m’écriai-je épouvanté de son attitude sévère. Au moins est-il vrai que vous aimez à entendre raconter l’histoire de ces passions énergiques enfantées dans nos cœurs par les ravissantes femmes du Midi ?
— Oui.
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